Aquarium

La journée est rapide. Le centre commercial presque désert. La suite des galeries vitrées ressemble à un musée océanographique. Il me reste cinq minutes. Juste le temps d’une courte disparition.

Je me fais indiquer les toilettes. Je les trouve au sous-sol. J’y entre d’un bond. Aussitôt s’allume, en même temps que la lumière, une musique d’ambiance – d’ambiance de salle de musculation, sucrée, rythmée, rudimentaire, chantée sans voix et sans âme par un second couteau, où je distingue juste wanadoo without my pretty girl (dans les lyrics actuels, le chanteur ne s’adresse plus à l’être qu’il aime, il en parle à son miroir).

Ce morceau diffusé par le plafond était d’une inspiration zéro, mais d’une puissance acoustique remarquable. J’avais à peine gagné ma logette cloisonnée que j’ai commencé à perdre l’équilibre, sous la violence des ondes. J’étais venu pour une raison précise, je ne voulais pas y renoncer, mais la migraine me gagnait. Mes gestes devenaient saccadés, j’avais du mal à viser la faïence, je serrais les dents. J’ai bâclé l’affaire, je suis sorti en fusée. J’ai attendu d’être dans le couloir pour me rezipper, tant pis pour les deux dames qui m’ont croisé en grommelant.

La musique règne dans les toilettes publiques pour deux raisons connues : d’abord pour créer une ambiance vide et joyeuse à l’usage des visiteurs qui aiment ne penser à rien ; ensuite pour préserver la pudeur des clients et surtout des clientes, et surtout asiatiques, en couvrant le bruit de leurs fonctions expulsives tout en les dissuadant de tirer la chasse quatre fois de suite. On comprend bien l’idée. On frémit devant les dégâts.

Il y a tant de solutions parfaites. Baisser le volume, améliorer  le programme. Pour moi, je voudrais que les haut-parleurs diffusent le chant des chutes du Niagara : bruit euphorique, modulable, propice, sans nuisance écologique, sans ondes de choc tétanisantes, et surtout, sans droits d’auteurs versés à des faiseurs de sons pour encourager leurs illusions artistiques et leurs pulsions sauvages : car il s’agit de la lutte éternelle entre ce qui rend heureux (l’amour, l’art, le vin, la lumière du jour, le bien-être physique, l’action, l’esprit) et ce qui réduit la qualité de la vie, heure par heure, bloc par bloc, pour rien.

Ex-voto

Je ne suis pas effrayé par la noirceur du monde. J’ai vécu plus dangereusement que la plupart des gens qui m’entourent. Plus dangereusement, et aussi plus secrètement. Je me suis toujours préparé au danger. Je me suis toujours attendu au départ. J’ai eu dans presque tous mes logements de fortune un tiroir réservé aux objets de secours : carte de crédit cachée, second téléphone, jumelles, couteau de chasse, trousse de secours, gourde, argent suisse, quelques pièces d’or. Je rouvrais le tiroir de temps à autre pour rajouter de l’aspirine, un masque, une adresse, un flacon de DHEA. Je contemplais le petit habitacle : une sorte d’autel votif aux dieux de l’aventure.

 

Nid d’amour

Elle s’appelait Fanny. Elle était grosse, laide, vulgaire. Sa mémoire était remarquable. Il lui suffisait de voir quelqu’un durant quinze secondes, le temps de prendre son argent et de lui donner la clé, et elle ne l’oubliait plus jamais. Vous reveniez trois ans plus tard, avec quelqu’un d’autre, l’argent déjà à la main, et tout en tirant une clé dans le tiroir, elle faisait une allusion à votre écharpe d’alors (perdue depuis longtemps), ou au prénom d’une compagne oubliée. Quelques mots, juste pour montrer son savoir-faire. Elle se replongeait dans son livre de comptes avec un sourire d’absence, sans plus regarder.

On n’allait pas chez elle pour dormir ou pour terminer un rapport urgent.  Ses clients, par principe, avaient tous quelque chose à cacher. Par le simple fait de franchir son seuil, on s’avouait coupable. L’adultère simple n’était pas le cas le plus fréquent.  Les différences d’âge, les homologies de sexe, les bizarreries de pratique, l’emportaient de beaucoup sur l’infidélité. Si elle avait voulu parler, publier ses mémoires, elle aurait mis la ville à feu et à sang. Elle se taisait.  Rien qu’un sourire, l’éclair de ses dents inégales et jaunes, en guise d’accueil, et le nom de la chambre rapidement murmuré : lune, soleil ou étoiles.  Elle oubliait aussitôt votre présence. Vous montiez librement l’escalier tournant. Son regard ne vous suivait pas.

Peu de femmes ont tenu autant qu’elle le fil invisible des amours interdites, d’une main potelée. Je ne sais pas ce qui la poussait dans cette voie, pas l’argent, je crois, ni la curiosité. Peut-être le goût des choses secrètes. L’amour de l’art lui servait de moteur. On ne venait que sur rendez-vous. On ne croisait jamais personne. Mécanique bien réglée. Elle seule savait. Elle voyait défiler les hommes politiques, les fonctionnaires européens, les prêtres, les femmes savantes, les animateurs télé, les enfants, les maniaques. Elle voyait sans voir.

Sa résidence était bien située, tranquille dans les arbres, les chambres tamisées, la température idéale pour les corps nus, les draps comme des caresses, le jus de fruit servi frais, les prix immuables et incroyablement doux, la police invisible ou absente. Les portes étaient hermétiques. Une musique jazzy filtrait des murs comme une plainte de plaisir.  Chez elle, rien à craindre des caméras cachées, des femmes de chambre bavardes, des voisins maîtres chanteurs. Une querencia pour les amours interdites. Une sexualité des temps heureux d’avant la chute. La superposition réussie du sexe et du silence. Je n’écris pas une fable. J’ai mes sources.

Dans les trois nids d’amour que Fanny louait pour quelques heures, il y avait toujours des fleurs dans un vase, des fleurs modestes mais fraîches du jour. Fanny était une artiste. En entrant dans la chambre, un peu oppressé par la timidité des premières fois, on ne se retrouvait pas dans un mauvais lieu,  mais dans le studio que vous aurait prêté une amie, une amie aux idées larges, qui n’avait pas d’avis sur vos mœurs dissolues, qui vous prenait comme vous étiez, ignorait la mesquinerie des préjugés et des lois, veillait de loin à votre bien-être et vous fichait la paix.

Au moment de lui rendre la clé, dans le petit salon d’accueil, et de payer le supplément de champagne, elle levait un instant les yeux de ses comptes ou parfois de son livre (je me souviens d’un Françoise Dolto), disait merci et rien de plus, et c’est alors, sans doute, qu’elle vous enregistrait vraiment, et que votre écharpe, votre portefeuille en lézard, le coup de téléphone chuchoté de votre compagne (« C’est Elsa. J’ai été retenue à la commission. Je vais arriver ») lui entrait dans la tête pour toujours. Elle devait se demander ce que j’avais à cacher, moi, avec mes compagnes avouables et ma scandaleuse absence de notoriété. Je venais de plus en plus souvent – jours différents, complices  différentes. Je crois qu’elle me faisait des prix.  Je ne savais pas qu’elle avait un cancer.

En taxi, je glisse lentement le long de la résidence Chantilly. Je reconnais les abords, les deux petits immeubles derrière les arbres, la lumière de l’après-midi. La propriété est toujours aussi privée, fermée, aveugle. Un chien aboie dans le lointain. Je fais arrêter le taxi. Je suis seul cette fois. Je m’engage  à pied dans l’allée. Je marche droit  vers la petite porte qui donnait un accès direct au domaine enchanté de Fanny. La plaque dorée où on lisait les mots mystérieux : Lune, soleil, étoiles a été dévissée. Il reste les quatre trous dans la façade, on voit les chevilles en plastique jaune, noircies dans leur alvéole. Je sonne, pour le plaisir de reconnaître le paso doble du carillon. La porte grésille et s’ouvre avec un claquement sec.

Objets perdus

Les choses disparaissent quand on ne les surveille pas. C’est prouvé. Elles s’évaporent parfois sous votre nez. Si on s’en avise assez vite, on peut encore les rattraper. Elles ne sont pas parties tout à fait. On referme la main sur elles. Mais la plupart des objets qu’on range, pour le cas où ils pourraient servir, s’échappent pour de bon.

Ils attendaient sagement le jour de leur résurrection. Et soudain, ils ne sont plus là.

On revoit encore le coin, l’étagère où on les avait mis, le tiroir où ils gisaient. Mais leur présence s’est effacée. Il n’y a même plus de place vide : tout s’est réorganisé sans eux. On inspecte les alentours. Pas l’ombre d’une piste. On interroge la maisonnée. Chacun nie. « Que veux-tu que je fasse de tes jumelles vertes ? » Personne ne peut vous aider. Les fuyards sont hors d’atteinte. Ils ont n’ont laissé d’eux qu’un souvenir confus. Même dans la poussière de la cave, à l’endroit où vous les aviez posés, il n’y a pas d’empreinte, d’absence dessinée : il n’y a plus rien.

Il faut cesser de croire que vous perdez les choses. Vous savez fort bien qu’elles n’ont jamais quitté la maison. Il faut renoncer à soupçonner vos proches de manie rangeuse, de convoitise, de cleptomanie. Ne vous abaissez jamais à fouiller la chambre de vos enfants à la recherche de votre carte d’électeur, de votre presse-papier en jade, de votre adaptateur électrique pour l’Amérique du Nord. Sauf pour ce qui concerne les tablettes tactiles, les jeux Pokemon, les chapeaux en feutre et les paquets de Bichoc, ils sont insoupçonnables.

Les objets n’ont pas besoin de complices pour s’évader. Ils partent, rien n’y fait. Ils trouvent une issue de secours qui n’ouvre pas sur le monde ordinaire.  Ils glissent dans un continuum parallèle au nôtre, une sorte d’espace-temps dérobé. Ils demeurent hors d’atteinte aussi longtemps que nécessaire pour effacer même leur souvenir.

Comme je suis un maniaque de la mémoire, ils ne parviennent pas à s’abolir tout à fait en moi. Mais la fumée ou le rêve qu’ils laissent est impalpable comme un regret, comme une légère frustration sexuelle qui s’associe, dans les limbes, au prénom d’une femme qu’on n’a jamais vue.

Ils ne sont pas au loin, ils sont ailleurs

Cet espace où ils se réfugient, ce lieu inaccessible, cet exil des objets perdus, a peut-être une durée définie. Après une longue période d’absence, parfois si longue qu’elle risque d’excéder votre temps de vie, un objet peut réapparaître, on ne sait pas pourquoi. On ne sait pas non plus comment, mais le comment pose une question métaphysique insoluble. Le pourquoi est de la psychologie ordinaire, le bonheur en dépend.

Pourquoi la petite voiturette de deux centimètres sur trois, en acier mat, que j’ai trouvée dans le parc Saint-Donat à Louvain quand j’avais neuf ans (ma mère m’a dit ce soir-là qu’il s’agissait en fait d’une glissière à rideau, mais je ne l’ai pas crue), se retrouve-t-elle un matin dans la boîte de trombones ?

J’ai déménagé soixante fois. J’ai vécu dans une quinzaine de villes. J’ai parfois quitté un logement d’une heure à l’autre en abandonnant tout. Un tourbillon d’années a emporté mes livres, mes photos, mes amours, mes biens terrestres. Un seul subsiste, matérialisé par miracle : un objet minuscule et précieux, tout frémissant de sa longue traversée du vide, et lumineux d’éternité.

La Suiveuse

J’avais une amie qui suivait les gens. Ce n’était pas une amie véritable. Pour être amis il faut se comprendre et je ne comprenais pas ce qu’elle faisait. Elle suivait les gens dans la rue.  Elle passait ses journées à les suivre. Elle se comportait comme une détective, une fileuse, mais personne n’était son client. Elle était au chômage. Elle avait tout son temps.

Elle les suivait, pas seulement dans la rue, mais dans le métro, ou en voiture, ou dans les escaliers de leur immeuble, ou dans des cafés, même parfois dans une boîte de nuit. Elle en choisissait un ou deux, au hasard, de la manière la plus arbitraire, et durant quelques semaines, ne les lâchait plus. Elle disait qu’ils avaient quelque chose de louche, que c’est comme ça quelle les repérait. Elle s’acharnait à connaître leur métier, à lister leurs habitudes, à découvrir leur adresse. Elle notait tout soigneusement dans son carnet. Elle leur attribuait des noms fictifs, Tom, Myriam, Lea, Filip, des noms vaguement cosmopolites et passe-partout, qui subsistaient même après qu’elle avait trouvé sur la sonnette leur nom véritable, toujours un peu décevant.

Elle les repérait au hasard, mais pas tout à fait. La plupart étaient assez jeunes. Elle disait qu’il fallait qu’ils puissent avoir une vie active, dans laquelle ils se révélaient. La plupart aussi étaient assez beaux. Elle disait que la beauté est l’aimant de l’aventure. J’ai imaginé quelquefois qu’elle était guidée par le désir de leur corps, que ses longues traques visaient à les acculer dans un coin de leur vie, pour pouvoir les prendre, toutes défenses relâchées. Mais pour autant que je sache, elle n’entrait jamais en contact avec eux qu’en surface. Il me semble que si elle avait fini par les mettre dans son lit, je l’aurais su tôt ou tard. Elle cherchait autre chose. Elle cherchait à les posséder virtuellement. Elle aimait connaître tous les détails de leur personnage, à commencer par leur voix, et pour l’entendre il lui arrivait de les aborder dans la rue, sous un prétexte rudimentaire (feu, rue, lacet). Elle ne cherchait pas à approfondir ce bref échange. Elle tenait à rester anonyme.

Une fois, j’ai suivi la suiveuse, pour voir quelle impression cela faisait. J’ai trouvé l’expérience un peu lourde. J’aime bien observer les gens si je les ai sous le nez, par exemple des voisins de table. Mais circuler pendant des heures, en voiture ou à pied, se servir des accidents de terrain ou des surprises de la route pour ajouter une ligne de plus dans un carnet, quand même pas. J’ai pu constater l’air d’intensité extraordinaire qu’elle avait en suivant, cette concentration qui se marquait sur son visage et qui aurait suffi à attirer l’attention sur elle, si les gens étaient plus sensibles, plus observateurs.

Elle allait, rayonnante et fermée, son téléphone à la main, dont elle se servait pour prendre des photos, pour dicter de courtes phrases, tandis que ses courtes jambes, car elle était mince et petite, battaient le pavé. Je l’ai lâchée à l’entrée d’une parfumerie, où sa proie du jour, grande et un peu forte, venait de pénétrer. Cette proie m’aurait bien plu.

L’histoire s’arrête là. Non, elle change de figure. Il y a quelques jours, j’ai remarqué un nouveau manège. Il m’arrive le matin, presque tous les matins, après le café, la douche et les dix lignes obligatoires que je m’impose comme gammes, de faire une rapide promenade dans le petit parc tout proche. En traversant la rue, j’ai su ce qui se passait. Il a suffi d’un éclair, d’une main tenant un téléphone à mi-hauteur. Il faut dire que je connais la suiveuse depuis des années, je reconnaîtrais sa silhouette n’importe où. Je connais aussi par cœur le parc, je sais comment y tracer un grand huit en ayant l’air de tourner au hasard.

Je suis arrivé près d’elle à travers un fourré. Je l’ai prise par les épaules. Je l’ai secouée doucement. Elle souriait.

Passages secrets

Ma vie privée est jalonnée d’incidents de parcours. J’ai dû trouver des expédients.

La deuxième sortie à l’arrière de la maison. Le monte-charge désaffecté. La lucarne du garage donnant sur un jardin. Les balcons entre deux chambres. Les escaliers de service. Les couloirs dérobés. Les portes au fond d’un placard. Ils m’ont sauvé la mise plus d’une fois.

Que serais-je devenu sans les passages secrets?

J’ai échappé à des visiteurs nocturnes, à des huissiers, à une mythomane, à des fâcheux, à des procéduriers, à deux maris jaloux, à quelqu’un que j’ai longtemps pris pour un tueur et qui peut-être n’existait pas, et à tant de fantômes du passé menaçant que j’en perds le compte.

Si je suis parvenu à m’en sortir jusqu’ici, si j’ai à la fois vécu et survécu, c’est que j’avais prévu des issues, qu’il y avait toujours un joker.

Je n’ai pas cherché à avoir une vie d’aventures, mais à échapper au monde. A passer d’un état à l’autre sans fournir d’explications. Cette pratique a supposé une organisation minutieuse du cadre qui m’entourait

Ainsi j’ai toujours accordé une importance extrême à la topographie de mes logements. J’ai toujours vérifié que je pouvais entrer et sortir sans être vu.

Sans ces disparitions, ces réapparitions, ces traversées souterraines, ces reflets entre deux incarnations, je ne serais sans doute pas mort. Mais je crois que j’aurais sombré.

A la longue, je me suis rendu compte que ce processus de précaution, de curiosité, de fuite, de peur et de joie nourrissait aussi mon écriture – et peut-être mes rêves.

Écrire, ce n’est pas vivre sans cesse au grand jour : c’est prendre chaque fois que nécessaire des passages secrets. Ce n’est pas décrire la réalité, c’est chercher la vérité. Tous les moyens sont bons : seule compte la lumière au bout du tunnel.

A force de vivre dans l’imaginaire, j’ai développé un rapport fictionnel à la vie, dans ses formes les plus concrètes. Une journée où il n’y pas un moment de roman est une journée perdue.

Avancer la nuit dans un demi-silence, ouvrir sans bruit les trois portes successives qui mènent à la salle de bains, soulever le porte-manteau chargé de robes de chambres, de draps de bain, de pyjamas retournés comme des poulpes, et démasquer la quatrième porte. Ce retrait passe derrière l’ancienne chaufferie, donne sur la galerie aux vitres dépolies, entre deux colonnes de livres à vendre, contourne les miroirs, les plantes vertes et le petit hall où chacun en entrant jette ses chaussures. Il y a des marches à descendre. On accède ainsi à un cave. La porte de cette cave est entrouverte…

Je ne conçois pas la vie sans passages secrets.

Lignes de fuite

J’ai été fracassé. C’était un choc mineur, local, mais il a suffi pour me réduire en poudre. Je suis si fragile. Une simple secousse, et le puzzle incertain de ma vie a retrouvé son éclatement initial.

Je survis, bien sûr. Par petites touches, je me rassemble. Je reprends vie. Mais dans le combat secret, je perds du terrain. Le mal que je ressens vient du plus loin de moi.

Accident, douleur, opération, sortie de l’hôpital : tout allait bien. On m’avait installé dans une minuscule chambre claire. Et aussitôt après, j’ai cessé d’exister.

Ce n’est pas l’accident au pied, ni l’opération, en somme assez bénigne, qui m’a mis à mal. Ce n’est pas la douleur, très supportable, ni la fièvre, qui n’atteint pas des sommets. C’est l’immobilité.

Je n’ai pas de vie intérieure. Il faudrait puiser dans mon fond, mais il n’y a pas de fond. Je ne connais pas d’autre moyen d’agir que d’écrire. Je devrais écrire et je n’écris pas.

Je reste allongé, une jambe juchée. Je découvre le monde de bas en haut.

C’est un point de vue parfait pour renouveler sa vision.  Les contre-plongées sont des renversements du monde visible. L’accentuation et la fuite des perspectives vous donnent le sentiment de l’éloignement du monde. Vous glissez au fil d’un fleuve immobile.

L’armoire, le plafond, le mur, la lampe, le mur, la jambe, la main, deviennent des astres détachés. Mon âme est en mille en morceaux.

Au bout d’un moment, le processus m’échappe, tant il est singulier et je retombe dans le silence. Je ne suis plus qu’un regard, une lenteur, un système de tri qui n’a pas de centre.

Je sens, quand je suis ainsi immobile et tourné vers la lumière, que j’accumule en moi une force pâle et froide. Mais j’ignore si elle peut me nourrir ou si elle va me tuer.

Puis-je grandir sans écrire ? C’est très incertain.

Ceci n’est pas un texte. Ceci est un bloc-temps arraché au passage. Il est d’une très grande instabilité.