L’an dernier, pris d’une nostalgie des grands chemins, j’ai décidé de faire à pied un trajet que d’ordinaire j’effectue en train. Ce n’était pas le bout du monde : quarante-deux kilomètres. Quand même il ne fallait pas traîner si je voulais arriver à temps à mon rendez-vous du soir. Le soleil venait de se lever, dans les fumées d’un matin d’octobre encore tiède – l’été ne se décidait pas à mourir.
Mon intention était de m’en tenir aux départementales pour ne pas m’égarer dans les faux raccourcis. C’était moins agréable que prévu, à cause des voitures qui me frôlaient à tout bout de champ, mais cela me faisait passer dans des villages dont je n’avais pas idée, et qui si désolés qu’ils paraissent parfois, offraient le charme de petits cafés profonds où l’on buvait d’assez bonnes choses, ou une conversation décousue dans l’épicerie-relais de poste où j’achetais du pain.
Malgré mes haltes, à midi j’étais en avance sur mon horaire. Il y avait du soleil, du vent, des senteurs fades et profondes. À ma droite s’est ouvert un de ces chemins de randonnée dont mon GPS indiquait qu’il pouvait être une alternative champêtre au macadam. Je l’ai pris et je me suis retrouvé assez vite devant une forêt de sapins traversée par une sente rougeâtre semée d’épines. Je m’y suis engagé, après un bref regard à mon téléphone. Basculement de mes fuseaux horaires, aussitôt.
Marcher sous les sapins, c’est fouler le sol de la lune. On dirait que la terre est morte, vitrifiée. Mon seul surcroît de plaisir est d’avancer plus vite, sans me soucier de la circulation. Je rebondis à chaque pas sur le sol élastique, couvert d’aiguilles brunes et de petits fragments de bois sec.
Puis cette forêt sinistre s’arrête net, une prairie surgit, une autre, encore une autre, séparées par des haies rondes et gonflées. La route monte, j’atteins le dessus de la butte et j’aperçois un enchâssement de champs repliés. Un immense bonheur du regard m’envahit. Le chemin repart, coupe au plus court. Je longe des fils de fer antiques qui contiennent la bougeotte d’un troupeau de vaches. Elles sont blanches jusqu’au garrot, brun clair sur le reste du corps. Elles broutent d’un air maussade et gourmand.
Il y a des années que je n’ai plus vraiment vu de vaches, de prés, d’herbe fleurie, de ciel désert. Je m’assieds sur une auge retournée, couverte d’une sorte de lierre paresseux. J’écris trois vers donnés par le dieu de l’instant. Carnet refermé, je sors la demi-baguette de pain de mon sac et je la romps par fragments minuscules. Je mange en regardant le jour rayonner sur les champs.
Une heure après m’être remis en marche, je commence à m’ennuyer de mes pensées. La vérité est que je cherche à les fuir, parce qu’elles me renvoient à l’absurdité de mes choix. Je sacrifie l’essentiel de ma vie sociale à la liberté absolue, j’en paie le prix mais je n’en retire aucun bénéfice particulier. Pratiquer le minimalisme, n’avoir aucune obligation contraignante, porter parfois un nom d’emprunt, trier si fort mes relations qu’à la fin il ne m’en reste plus : qu’ai-je besoin de cela pour écrire chaque matin et mépriser les modes et les moments ? Est-ce pour cela que je mène une existence austère et que je me prépare une vieillesse abandonnée ?
Ces questions m’accablent et d’ailleurs j’ai trop chaud. Quant à Linda… Est-ce que j’attends de Linda autre chose qu’une vive amitié ? Aimerais-je être aimé de Linda ? La réponse est évidemment oui, mais c’est à cela, précisément, qu’il ne faut pas penser.
Tiens, un miroitement. Oui, c’est cela : un scintillement liquide. Au tournant suivant, je découvre le lac, qui me paraît surgir du néant. Il est grand comme un champ de bataille et si bien serti dans les futaies qu’on ne soupçonne pas son existence, jusqu’au dernier moment. Mon GPS m’apprend qu’il s’appelle lac de Petite-Pologne. Drôle de nom.
Arrivé devant la masse d’eau bleu sombre, je suis pris de l’envie immédiate de m’y plonger. Je n’ai plus fait cela depuis des lustres : un bain sauvage, sous un ciel nuageux, loin de toute plage aménagée. Personne en vue ? Si, à l’autre bout de l’ovale du lac, deux, trois pêcheurs, plongés dans leur contemplation. Ils sont loin, indistincts, effacés. Je me déshabille, je plie mes vêtements. Je garde mon slip en guise de maillot.
Le bord du lac forme un ourlet de boue, gras et glaireux, large d’un bon mètre cinquante. Le pied dérape avant de s’enfoncer. Malgré mes précautions, je glisse et tombe lourdement assis. Je baigne dans un fond stagnant. Je me relève comme je peux. Mon slip est trempé aux fesses, et souillé comme si je m’étais chié dessus. Je l’ôte, je le jette dans les herbes. Si les pêcheurs me voient, ma nudité de chèvre grise n’a rien de provoquant. Donc, je m’avance en cahotant et l’eau, froide aux chevilles, devient glacée quand elle atteint les cuisses. Je m’accroupis, je m’immerge, je me lance.
Le lac me saisit comme une décharge électrique. Je crie, je nage, si on peut dire nager pour cet ébrouement désordonné. Je fouette la surface de l’eau au lieu de glisser dessus. Mon corps rechigne, se débat, ne demande qu’à rompre et à faire demi-tour. Qui commande, lui ou moi ? J’avance. La brasse est un effort sans cause, une paresse, une obstination. On finit par oublier le mal-être et peu à peu l’oubli débouche sur autre chose, une chaleur interne. La vieille sève revient. Circule. Ranime les circuits gelés. Le cœur accélère. Je prends goût à cet exercice. Je ne suis pas si mal en point. Ainsi je gagne le milieu du lac.
La crampe arrive au moment où je me sentais maître du jeu.
Crampe. Morsure au mollet. Blocage soudain. Dents serrées. Souffle court. Torsion douloureuse. Planche. Ciel ouvert dans les yeux. Détendre. Se détendre. Rester à flot. Mouvement léger du bassin. Bras en croix. Douleur radiante. Si on n’est pas d’humeur à dramatiser, on peut tenir un peu. Encore un peu.
Je me refroidis vite. Étrange : je perds conscience durant une fraction de seconde, et c’est un filet d’eau dans le nez qui me réveille avant que j’aie eu le temps de m’enfoncer. Mouvement des bras, de la jambe valide ; l’autre suit avec un décalage, comme un pianiste aux mains mal accordées. La crampe s’éloigne ou s’assourdit. Je me retourne sur le ventre et repars vers la rive, si lointaine, si lointaine. Hors d’atteinte. Il faut y aller, s’acharner au ralenti, sans espoir d’y parvenir.
L’image de Linda a disparu. Je pense à côté de moi. Dans deux semaines je dois faire mon discours de réception à l’Académie Royale. Il n’existe encore que dans ma tête. Voilà un discours que personne n’entendra.
De temps à autre, frisson rapide sur le ventre. Un courant d’eau plus froide, ou un long poisson glacé. Qu’est-ce qui peut vivre dans les profondeurs ? Carpes ? Brochets ? Anguilles ? Des espèces vaguement dégoûtantes. Mangé et être mangé.
Ça m’embête de penser que je puisse finir dans ce lac au nom exotique, mais je n’en fais pas une histoire. Le froid, la faiblesse m’ôtent tous mes esprits. Je n’ai qu’à continuer tant que je peux et pour le reste, rien à foutre. Je vise un point fixe sur la rive : mon sac à dos avec son médaillon argenté, qui accroche la faible lumière. Un repère c’est un avenir.
L’avenir fait un bruit de souffle coupé. Il n’y a pas de vagues sur le lac, mais il y des remous subits. Je bois la tasse, crache, tousse, maudis le ciel. Et le ciel m’entend. Et la distance se raccourcit.
J’atteins la rive et heurte la barrière de boue. Je reste à genoux en respirant par la bouche. Je tousse. La morve coule de mon nez. Puis je me lève comme un grabataire, par saccades. Une clameur, des sifflements. Ce sont les braillements moqueurs des pêcheurs à la ligne. J’aurais pu me noyer sous l’œil distrait de ces tocards, et à présent, ils braillent. J’espère qu’ils reviendront bredouilles et que leurs femmes les verront sous leur vrai jour : de tristes sires.
Là, tremblant au maigre soleil, j’entreprends de me frictionner. Se sécher avec les mains n’est pas une petite affaire. J’ai beau m’acharner, ma peau reste humide et glacée, un peu huileuse on dirait. Je prends sur la pile ma chemise bien pliée et m’en sers comme d’une serviette. On devrait porter des chemises en éponge. Résultat mitigé. J’enfile ma chemise de rechange, mon pull, mon pantalon, chaussettes, chaussures douloureuses, sac sur le dos et fuyons.
Plonger seul, nu, au milieu de l’automne, dans un lac glacé, sans que personne ne sache où on est. De quelqu’un qui avouerait une histoire pareille, j’aurais dit que c’était un imbécile, et que s’il avait coulé il méritait son sort. Mais à mon égard j’étais plus indulgent. J’étais dans le déclin de mes forces. Il fallait quand même que je sache où j’en étais.
On n’est pas libre de sa vie si on n’est pas prêt à prendre un ou deux risques, sans témoins, rien que pour soi. Cette baignade ce n’était quand même pas la chaise électrique, juste une façon de me tester. Pouvais-je encore sauter dans un train, débarquer dans une ville inconnue, affronter l’inconfort et la haine, me montrer tendre avec une femme sans redouter son dédain ? Tout cela, me semblait-il, était contenu dans cette bravade anodine : nager, sans savoir bien nager, dans l’eau glacée des jours qui me restaient, vers le centre du vide, et en revenir vivant.
© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés