Le rangement du monde

Il y a quelque chose de profondément juste dans le terme de « vie domestique » : il s’agit effectivement de domestiquer la vie. Car la vie est une bête sauvage, elle vous saute à la gorge à tout moment. Les dettes, le désordre, le stress, les vêtements, l’intendance, les grippes, la literie, les voyages, les moustiques, le téléphone, les voitures, les assurances, le travail, la famille, les visiteurs, les médecins, la pharmacie, les autoroutes, les démarcheurs, le calendrier, les fêtes, les PV, les avions, les grèves, les impôts, les taxes, la canicule, les ascenseurs en panne, la police, le bruit, l’argent, l’argent, sont à la vie de l’esprit ce que les fourmis rouges sont au voyageur égaré : ils la mangent.

Quel gain de temps et d’esprit quand chaque élément trouve sa place fixe : les passeports comme les serviettes de bain ; le temps de la douche et des corvées comme les réserves de papier-toilettes ou les oreillers de rechange pour les invités. Il faut pouvoir mettre la main, sans faire de fouilles, sur une facture de l’année dernière ou sur un adaptateur pour prises suisses. Il faut que les codes d’accès aux abonnements et aux comptes soient cohérents et se retiennent une fois pour toutes. Que les clés aient des anneaux qui les distinguent les unes des autres, quand on a beaucoup de portes et une seule tête à sa disposition.

Le système de rangement doit être si évident et si léger qu’une fois établi, il se gère sans réfléchir. De même que chacun a un tiroir avec des alcôves pour séparer les fourchettes des couteaux et ne s’interroge pas à tout bout de champ sur la place de ses couverts, de même, le mode d’emploi d’un appareil complexe, les ampoules neuves, les cartouches d’encre se prennent, ne se cherchent pas. On échappe du même coup à la maniaquerie : on a composé l’ordres des choses, on n’a plus qu’à les utiliser.

Bien entendu, ce dispositif général ne peut pas être transmis, il doit être conçu de A à Z par ses utilisateurs. Dans un nouveau logement, tout est à reprendre à zéro. Les rangements d’autrui sont toujours incompréhensibles. Ainsi cette modélisation ne concerne pas les chambres d’enfant, qui forment un territoire à part où règne un chaos naturel.

L’organisation pratique de l’espace privé dépend d’une conception d’ensemble, qui s’établit en amont : sur papier, sur place ou mentalement, ou les trois. Il ne s’agit pas seulement de répartir des objets, mais aussi des usages, des horaires, des priorités, des réflexes.

Peu à peu, les éléments les plus usuels cessent de disparaître. Clés, lunettes, téléphone, montre, portefeuille, pass navigo, que j’étais sans arrêt contraint de remplacer, après des explorations vaines aux quatre coins du logis, attendent sagement, sur le plateau où je les ai posés, le moment de servir.

Par goût j’ai peu de meubles et de bibelots, mais ça ne change rien, car ce ne sont ni les meubles ni les bibelots qui se cachent constamment, mais les objets usuels et les documents indispensables.

J’ai beau savoir que je ne suis jamais resté longtemps dans le même lieu, que les villes cessent vite de me plaire, que les maisons sont des terriers interchangeables, je prends à chaque aménagement les dix jours nécessaires pour organiser ce nouveau lieu de vie.  Le reste suit sans hésitation.

La finalité de la gestion domestique intégrée, c’est de rendre un service continu et comme automatique. Son mode d’emploi est de se faire oublier.

La vie décousue

Pendant longtemps, j’ai été un homme marié vivant comme un célibataire.  Je ne fais pas allusion ici au libertinage, simple battement d’aile, mais au fait d’organiser le fil de mes jours en fonction de mon seul agenda. Voyages, affaires, logement se décidaient entre moi et moi, souvent sur un coup de tête. Les détails s’aménageaient ensuite tant bien que mal.

J’étais toujours en retard d’un rendez-vous, d’un divorce, de dix factures impayables. J’étais client dans six banques, pour jongler entre comptes bloqués et comptes disponibles. J’avais toujours au moins deux appartements à la fois, où je n’étais presque jamais.

C’est dire que j’avais une vie compliquée. Tout était toujours à recommencer. J’aurais mieux fait de vivre à l’hôtel, j’aurais fait des économies de temps et surtout d’ennuis.

L’hôtel, quand on y pense, est une façon simple de faire le tri. Si grande que soit la chambre, si long que soit le séjour, il est difficile d’accumuler sérieusement. Personne n’achète de meubles ou d’électro-ménager dans une chambre d’hôtel. Même les livres et les chemises sont vite limités par la capacité d’accueil des placards. L’eau, la lumière, le ménage sont inclus dans le prix. Et puis, pas question d’avoir des dettes durant plus d’une semaine sans être mis à la porte. Il faut faire preuve de bon sens économique. À l’hôtel, on sait toujours où on en est.

Si j’avais un conseil à donner à un célibataire, surtout écrivain, ce serait celui-là : de vivre à l’hôtel. Pour ma part, bien avant de fonder une famille, j’y ai renoncé. Les lits étaient toujours trop courts. Mais cet avis est désintéressé. Je n’écris pas que pour les géants. Mon ambition est de chercher tous les moyens de se faciliter l’existence et d’accroître sa part de liberté. Aucun domaine ne s’y prête davantage que la vie domestique, c’est-à-dire la gestion de sa vie privée.

Durant vingt-cinq ans les problèmes d’organisation et d’intendance ont beaucoup nui à ma tranquillité d’esprit. Je ne savais pas y faire. Les exigences du quotidien m’écrasaient.

J’allais vers des désastres croissants, à un rythme accéléré, dans un dénuement de plus en plus sensible :  il fallait en finir. Du jour au lendemain, ou presque, j’ai tout balayé. Je désirais une existence à la fois tranquille, intense et studieuse. Littéralement, je suis reparti à zéro.

Inutile de masquer les causes de cette mutation : j’avais rencontré la personne idéale, mon double inversé. Avec elle, j’ai tout trié, je veux dire ma vie. Et tout a recommencé sur de nouvelles bases.

J’ai compris ce qui n’allait pas jusqu’ici : le désordre, dans ma tête, dans mes habitudes, dans mes plaisirs, dans mes papiers, dans mes tiroirs.  Ce fut vraiment une révélation.

Un intérieur mal tenu, une vie décousue, des finances à vau-l’eau ne sont pas un drame ni une incongruité. D’ailleurs chacun s’arrange comme il peut. Mais c’est une complication inutile de l’existence.  On croit pouvoir mener ses affaires à sa guise, se consacrer à sa création ou à ses plaisirs, et on passe son temps à boucher des trous, à faire face à ce qui ne compte pas.

(A suivre)

Véranda

De mes études peu acharnées, j’ai retenu que le travail était un jeu. J’avais des maîtres lointains, qui ne croyaient pas à la vertu de l’effort. Ils ne jugeaient que la facilité apparente. Ils privilégiaient outrageusement les forts en version. Ils s’agaçaient des bûcheurs trop scrupuleux et les envoyaient prendre l’air. Il n’en fallait pas plus pour m’encourager dans ma vocation.

J’ai découvert que la première heure du jour, l’humus de la mémoire, le déchiffrage des vieux textes, les repères historiques, les surprises lexicales, les dictionnaires, les fiches, les carnets de travail numérotés, les crayons pointus, les photocopies sur papier thermique, les notes à l’encre rouge et bleue alternée, les étagères, les tables gigognes comme écluses pour le flot des brouillons, servaient surtout à préparer et à augmenter le plaisir de l’esprit.

Quand j’ai commencé à composer la suite de poèmes en prose que j’appelle mes essais et mes romans, tout ce dispositif artisanal de l’écriture était encore d’un usage courant. Il a été en partie remplacé par l’écran tactile et la source inépuisable d’internet ; mais les coupons de papier et les crayons pointus subsistent, et les livres ouverts sur le ventre, et l’encre rouge des inscriptions matinales, et les trombones, les pinces-à-linge, pour mettre à l’arrêt les notes fugitives. Sans ce petit matériel, je n’écrirais pas plus mal, mais je m’amuserais moins.

Les gens qui me voient de loin, par exemple à la terrasse d’un hôtel, dont je ne décolle pas, des jours durant, sous un vélum inexorable, doivent avoir l’impression que je suis un véritable forçat. Je suis un véritable joueur, je ne songe qu’à m’amuser.

Le bruit même du travail, des pages tournées, des capuchons métalliques renfoncés, des copeaux de crayons vrillés, des pinces claquées, des tiroirs coulissés, des claviers frappés, ranime l’excitation de la partie en cours : comme durant les longues séances de Monopoly ou de Nain jaune, entre cousins, l’été, l’après-midi, dans la véranda calfeutrée par les vignes, chez tante Marie-Henriette. Et comme alors, je joue pour gagner.

La perspective caniculaire

Je me suis très tôt méfié de la chaleur, je veux dire des hautes températures estivales. Non seulement je les supportais mal, mais je les jugeais nocives et peut-être mortelles. Je me suis toujours protégé du soleil comme d’un ennemi. Cela me donnait une étrangeté de plus aux yeux de mes proches, qui m’ont vu au bord de la plage, enroulé dans des chemises et des serviettes de bain comme un baigneur du début du XXe siècle sur la plage de Cabourg : je ne me dénudais que le temps de courir dans la mer.

L’ombre, les murs épais, les chapeaux de toile, les lunettes de soleil débordantes, les parasols, les vélums, l’intérieur sombre des cafés au détriment de leur terrasse, faisaient de ma part l’objet d’un culte maniaque. Mais ce culte me permettait de soutenir plus ou moins le choc.

Bien sûr, durant trois mois, du 15 juin au 15 septembre, je vivais les volets clos, je ne déjeunais jamais à l’extérieur, et je devenais paresseux ou absent dans mes rapports sociaux. Je ne descendais dans le Midi que pour de strictes obligations, par exemple pour un enterrement, et j’en revenais à pleines turbines, profitant des trains rapides quand il n’y a plus eu de train de nuit.

Mais ma haine de la chaleur, jusqu’il y a quelques années, était principalement morale. Elle visait autant à m’épargner le spectacle de mes congénères à la peau brûlée et à la santé compromise qu’à échapper moi-même aux brûlures et à l’étouffement. Quand le soir tombait enfin, apportant une sorte de fraîcheur, les moustiques et les autres prédateurs volants s’abattaient sur nous. C’était au tour de mes compagnons héliophiles de s’emmitoufler, tandis que je dénudais mes bras et mes jambes dans la pénombre ; et je prétendais que c’était l’odeur sucrée de la crème solaire qui rendait fous les insectes, et l’insipidité de ma peau livide qui les écartait de moi.

En somme, il me suffisait d’un trimestre de précautions, durant lesquels je vivais comme un Londonien lors du Blitz, pour acheter chaque année neuf mois de bonheur. Et même durant la période honnie, il y avait parfois de bonnes surprises, des moments délicieux. J’ai connu des étés pourris, c’est-à-dire respirables, tout rayonnants de bourrasque et de pluie, et les cieux de juillet couverts de nuages moelleux,  et les pulls qu’on enfile l’après-midi, et les voix gémissantes des bulletins météo déplorant que « la température reste maussade », insensibles au fait que le taux de pollution baissait, que les nappes phréatiques se reformaient, que le sort des vieillards dans leur home s’améliorait, que la population des mouches cantharides régressait, que les arbres et les haies reverdissaient, que le péril de la sécheresse et de la désertification reculait un instant. Chaque année j’avais l’espoir que le prétendu beau temps n’atteigne pas le stade torride. J’étais exaucé une fois sur trois.

Les étés intermittents sont révolus. Le règne de la chaleur s’allonge et s’intensifie. Nous avons changé d’ère climatique. Nous entrons dans l’âge caniculaire.  Peu importe qu’il traduise un réchauffement climatique irréversible ou une perturbation provisoire des équilibres saisonniers. Il n’y a aucune illusion à avoir sur le sens de ces bouleversements, ils ne sont pas positifs pour l’être humain.

Il ne s’agit ni de cataclysmes, ni d’apocalypse. Ces fantasmes-là ne sont pas d’actualité. Ce qui est actuel, c’est d’adapter notre comportement et notre vision de la réalité à l’évolution du climat.

Il me semble qu’avoir toujours été gêné, même excessivement, par les étés brûlants, me prépare assez bien au monde nouveau qui nous attend.  Il va falloir acclimater son corps et son esprit à une autre planète qu’à celle de ma jeunesse. Il va falloir se protéger et investir dans la défense passive : remplacer les stores par les persiennes, les doubles vitrages thermogènes par des triples vitrages thermofuges, les vêtements et les voitures noirs par leur version blanche. Il va falloir apprendre à travailler malgré le corps moite et la tachycardie. Il va falloir changer son mode d’alimentation, manger moins et surtout boire moins d’eau. Il va falloir maigrir, le surpoids n’étant admissible que quand il faisait froid. Il va falloir pratiquer le couvre-feu inversé, ne sortir qu’à la nuit tombante. Il va falloir choisir son prochain lieu de résidence, non en fonction du travail ou des loisirs, mais en fonction de l’exposition : les régions de forêts, de lacs, de fleuves, d’élévation, seront prioritaires. Il va falloir tenir. J’ai déjà commencé.

Un jour prochain, peut-être, ceux qui ont toujours fui la chaleur ne passeront plus pour des maniaques, mais pour des pionniers. Et la température excessive qui nous attend aura pris son nom véritable : le mauvais temps.