La compagnie de Carl Schlieper

Il n’est pas mauvais d’être paranoïaque, à condition que ce soit une paranoïa légère. La mienne avait tendance à augmenter, depuis que Linda m’avait expliqué que sa décision de vivre à l’hôtel ne tenait pas seulement à la commodité. En son absence, sa maison avait été cambriolée et cela l’avait convaincue qu’il était temps de s’en débarrasser. Rien n’avait été volé, mais les tiroirs forcés, les placards dévastés, les tableaux jetés à terre, le linge répandu, les rares papiers gisant aux quatre coins, gâchaient tout, même le souvenir.

Ainsi, la suite de hasards malencontreux dont elle était victime semblait devoir se poursuivre. Cela en faisait cinq, à présent, en moins d’une année. C’était beaucoup trop.

Par un effet d’entraînement, mes propres raisons de vouloir disparaître à volonté revenaient à la surface. Ne faisais-je pas moi-même l’objet d’une attention particulière ? On aurait pu le croire.

Il y avait eu cet appel au début de la nuit, pour évoquer en anglais une obscure histoire de fraude industrielle, j’avais beau dire que c’était une erreur, a mistake, la voix donnait mon nom, donnait celui de mon université, m’aurait peut-être donné des détails si j’avais été plus patient. Il était tard, je parle mal l’anglais du Milwaukee : j’ai raccroché. Ce genre de surprises téléphoniques se produisent de temps à autre, surtout quand on est écrivain, et même quand elles n’ont rien à voir avec la littérature. Quand même ! Quand même…

Il y avait aussi eu un petit couac bancaire, mon compte crédité de 7000 euros, puis débité de 6300. La puissance créditrice-débitrice ? Une certaine section de statistiques ! Quelqu’un dans ce département avait-il tapé un zéro de trop, et usé de son pouvoir discrétionnaire pour récupérer le trop-perçu ? Mais le trop-perçu de quoi ?

Et puis il y avait cette série d’articles qui s’en prenait au financement de la Fondation pour l’art virtuel européen (et l’acronyme FAVE, qui revenait à tout bout de champ, prenait soudain un aspect malsain). Je n’étais pas explicitement nommé mais je me trouvais non loin de l’œil du cyclone. La fonction que nous n’étions que trois à exercer était qualifiée de sinécure. Que faisais-je dans cette galère ? Qu’attendais-je pour démissionner ? Ah oui, la veille de Noël ! Un peu de patience ! En attendant, mon caractère changeait. Pas en bien.

C’était l’époque où je commençais à me sentir dur, le cœur dur. L’envie de me battre, que j’avais en moi depuis mon plus jeune âge adulte, était au zénith et n’attendait plus qu’une chose : que je veuille bien m’en servir. J’avais décidé de me tenir prêt à réagir avec toute la violence nécessaire, si je pouvais mettre un nom sur la présence diffuse que je sentais rôder autour de moi.

Ainsi ai-je retourné tous les tiroirs de ma commode, sans succès ; puis tiré du sommet du placard une valise trop luxueuse et trop encombrante pour le voyage, qui me servait à ranger certains objets précieux et inutiles. C’est là que j’ai retrouvé Carl Schlieper, un petit camarade très affûté. Carl Schlieper pouvait être dangereux. Un manche de corne qui tenait bien en main, une large lame tranchante à la pointe légèrement recourbée : ce n’était pas le genre d’arme qu’on lance, juste un de ces hunter knife avec lequel on achève un animal blessé, si on est chasseur.

Quelques jours plus tard, j’ai eu la preuve que j’étais suivi.

C’était un petit bonhomme, si modeste (un peu minable même) qu’il était difficile de le rattacher à un danger quelconque. On s’attendait plutôt à ce qu’il vous aborde pour vous demander un ticket-restaurant. N’empêche qu’il me suivait. Pas à toute heure, sans doute, plutôt en fin d’après-midi, plutôt dans le quartier de Saint-Gilles que je traversais en rentrant chez moi à pied, en suivant un chemin bientôt si rebattu que je pouvais avancer sur pilotage automatique, sans rien voir des rues que je traversais, ni de la circulation dans laquelle je louvoyais, des boutiques de fringues et de tatouage, des femmes laides et des cyclistes en tenue de plongeur.

Mais je recouvrais la vue à hauteur d’une librairie déployant ses ailes, d’une rôtisserie où tournaient des poulets à la broche (j’avais toujours faim à présent), ou simplement d’une passante, oui, d’une passante, par exemple cette Latino de trente-deux ans (les chiffres précis du désir), cheveux longs bouclés, bleus à force d’être noirs, peau très blanche par contraste, lèvres un peu charnues, seins lourds, air tendre, fesses grosses bien serrées (je me suis retourné sur elle, pas longtemps mais il ne faut pas deux secondes pour similariser le réel).

Et donc, là, soudain, dans le pan coupé d’une devanture faite de deux vitrines obliques encadrant une grande porte ouvragée, j’ai vu surgir, comme un écran réactivé, l’image de ce petit bonhomme à fine barbe grise, porteur d’une casquette à visière trop neuve, d’une besace à l’épaule, tout un déguisement raté. Il a croisé le reflet de mon regard et s’est arrêté pile, heurtant une trottinette à l’abandon, avant d’enfoncer son menton dans son col et de traverser la rue précipitamment. À cet instant je l’ai reconnu. C’était la troisième fois ou la quatrième que je voyais cette tête de faux témoin. Sa silhouette malingre et fuyante faisait partie du paysage. Ce que c’est que la mémoire ; j’avais fixé une image mentale pour la mettre en attente. Cette attente avait pris fin.

A ce personnage antipathique, j’ai aussitôt donné le nom de l’objet lestant ma poche: Carl Schlieper. Et je suis passé à l’action. J’ai sauté d’un trottoir à l’autre, j’ai cherché des yeux Carl, je l’ai retrouvé après un instant d’hésitation, il entrait d’un air furtif aux Ronins (thés, cafés, glaces, gaufres, spéculoos), se sentant repéré. Je l’ai rejoint avant qu’il n’ait tout à fait refermé la porte, je l’ai pris par le bras, gentiment mais porté par la vitesse de la course, et nous avons franchi le sas coude à coude, pour tomber ensemble sur la banquette du radiateur.

  • Alors? On suit les gens dans la rue?
  • Ah! vous m’avez vu?
  • Vous êtes détective amateur ?
  • Non. Je suis généalogiste.

C’est étrange comme les éléments épars, incompréhensibles, d’une personnalité, après être restés en suspens, peuvent se grouper instantanément, quand un mot est prononcé, un seul mot. L’air de princesse en exil de Linda, les accidents répétés, le charme souverain, les ressources inconnues, l’usage de toutes les langues, la discrétion, l’aisance, les confidences esquissées, la haine des réseaux sociaux, et tant d’autres choses, appartenaient à la même série. On croit qu’il y a des petits mystères épars. Il n’y en a qu’un. Le mot généalogiste agissait soudain comme un révélateur. Je tenais le secret. Enfin, presque.

© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés

Brèves sur L

Elle conduit très bien, mais très vite, avec une aisance mesurée qui donne confiance. Jamais elle ne respecte strictement les limitations, mais elle ne fait pas d’imprudence marquée. Simplement, je constate qu’elle laisse derrière elle les autres voitures, sur les petites routes ou certaines nationales que nous empruntons lors de nos randonnées hors de portée de la marche ordinaire. Jamais de musées, jamais de châteaux, jamais aucune curiosité touristique dans le programme. Ce n’est ni son genre ni le mien. La finalité est toujours de gagner une campagne ou une forêt comme point de départ d’une de ces longues promenades familières de l’amitié. Elle est pressée d’y arriver, elle pressée d’atteindre le moment de s’arrêter. Elle fonce à travers le temps comme un astronef. Elle prend des virages impeccables mais calculés au millimètre. Le moteur vrombit, le vent s’engouffre, les véhicules qu’on dépasse sont aussitôt rejetés en arrière par une force d’attraction invincible. Elle conduit avec un air concentré et joyeux qui lui va bien, mais qui fait battre le cœur. Elle est la seule personne, et pas seulement la seule femme, à qui j’aie crié : « Pas si vite ! Ralentis ! »

***

Elle monte les escaliers avec prestesse. Je l’entends gravir ardemment les trois étages de l’immeuble. Mais sur la durée d’une seule volée de marches, elle trébuche, parfois retrébuche, avant de reprendre son galop. Les premiers temps j’ai cru qu’elle avait un petit problème d’équilibre, ou qu’un lacet de ses chaussures de chantier s’était dénoué. Jusqu’au jour où en sortant sur le palier pour l’accueillir, j’ai découvert qu’elle jouait à monter l’escalier à l’envers, rapidement, sans un regard. Un exploit : j’ai essayé, une fois que j’étais seul et j’ai failli me casser la figure. N’imite pas L. qui veut. Sa forme physique, son agilité, son énergie ne sont que des conséquences. Son audace espiègle est l’unique explication.

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Elle n’aime pas les chats. Elle m’explique pourquoi. Ils plaisent aux gens qui aiment bien être aimés sans retour. Ils font l’objet d’un culte à sens unique. Divinités gracieuses et geignardes, qui viennent s’enrouler autour de vos jambes quand elles ont faim, et qui apprécient votre chaleur, pas votre âme. Elle les regarde exactement comme la plupart des gens regardent un merle sur sa branche : sans dégoût mais sans intérêt.

La vérité est qu’elle préfère les chiens. Elle leur trouve les qualités qu’elle attend de ses propres congénères : la fidélité, la vivacité, la bravoure et le sens des proportions. Les chiens, en outre, aiment se promener à la campagne et ne détestent pas la pluie. Ils aiment courir dans les flaques et s’ébrouer sous le porche avant de rentrer au logis. Ils apprécient aussi de regarder la pluie par la vitre, bien au chaud sur le tapis. Ils apprécient les morceaux de viande et les os à moelle, ils ont des dents qui ne servent pas qu’à manger mais qui peuvent mordre ou simplement étinceler à la vue d’un visiteur insolite. Ils aiment jouer et ils ont parfois même le sens de l’humour.

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Elle gère les propriétés, les familles, les mariages, les cérémonies, tous les hasards du quotidien, pour de riches clients qui n’ont pas le temps ou pas l’art de s’en occuper eux-mêmes. Autant dire qu’elle gère leur vie, pour une durée contractuelle, en général trois mois, quelquefois six, jamais plus. Je ne sais pas si c’est elle qui a inventé cette fonction, mais elle doit être la seule à l’exercer sous cette forme, totalement investie, mais pour un temps limité. Elle se donne et se reprend sans un regard en arrière. Elle profite du bouche à oreille favorable, mais ne travaille jamais deux fois pour le même client. Elle est la maîtresse du jeu partout où elle passe, avec grâce, avec efficacité. Mais quand le jeu est fini, elle referme le tiroir et s’en va. Mon admiration pour elle ne va pas sans une certaine perplexité.

Elle constate elle-même que son métier est d’infiltrer la vie des autres, à leur demande bien sûr, mais quand même, à leur insu. Ce qu’elle apprend sur eux, c’est-à-dire à peu près tout, elle le garde pour elle. Mais ils ignorent qu’elle sait et qu’elle se tait. Ils la voient plutôt comme un ange descendu sur terre pour leur permettre l’innocence. C’est exactement cela, un ange : un esprit inflitreur, qui voit tout, prend des notes dans son cœur, et sa mission terminée, fait son rapport à un dieu inconnu.

© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés