Les gens portent leur vie sur leur visage, mais on ne nous le dit pas. On prétend même le contraire. Depuis l’enfance, nous apprenons qu’il ne faut pas juger les gens sur la mine, que le ressort des âmes est impénétrable, que l’essentiel de la personnalité reste inconnu, à chacun, pour toujours.
Il s’agit pourtant d’une légende d’essence religieuse et non d’un fait constatable. On même peut vérifier à tout instant que c’est exactement le contraire.
Chaque visage est le capteur magnétique des habitudes, des tournures d’esprit, du caractère, des mœurs, des pulsions, des arrière-pensées, au moins autant que des origines ethniques, des appartenances culturelles, sociales, et même linguistiques.
Croire que le visage des gens ne veut rien dire est une des plus lourdes erreurs psychologiques qu’on puisse commettre.
Qui n’a vu récemment les traits en gros plan d’un producteur de cinéma accusé de violences sexuelles, à l’époque où il n’était pas encore soupçonné et qu’il vivait dans une parfaite transparence ? Qui n’a vu celui du directeur d’une importante institution financière, à l’époque où il était question de lui pour diriger un grand pays d’Europe, et depuis lors soupçonné d’abus du même genre ? Le discours idéologique dominant suggère qu’il s’agit d’un coup de théâtre, que rien, avant que les scandales n’éclatent, ne laissait prévoir ces possibles turpitudes. Rien, excepté cet air d’arrogance, de présomption, d’amour-propre dévoyé et de brutalité maussade à cause duquel, dans la vie courante, on écarte de sa vie certaines personnes, au vu du champ qu’ils ont ouvert à leurs pires instincts.
L’idée qu’on ne connaît pas les gens ou qu’on ne se connaît pas soi-même, sauf à recourir à un procédé long, coûteux, encadré, hiérarchisé et validé par un brevet délivré par d’autres membres de la secte, est la preuve du triomphe du freudisme dans la vie ordinaire. L’habitude de ne pas croire ce que l’on voit, mais de croire ce qu’on nous dit, en est l’effet le plus profond.
Le freudisme est la science de l’ignorance consentie, de la délégation du regard, qui est une catégorie de l’illusion– c’est même cette difficulté que Sandor Ferenczi a affrontée frontalement, dans ses relations contrastées avec Freud, lequel avait pris pour modèle de l’analyste non le psychologue, mais le chirurgien.
La phrase célèbre de Freud : « Les patients, c’est de la racaille », ne signifie pas qu’il émet un jugement moral sur ses patients, mais bien un jugement médico-légal. La psychologie est la victime collatérale des théories de l’inconscient.
Ce que Ferenczi comprend, et que Freud ne peut pas intégrer à sa méthode, c’est que les gens, par tous leurs pores, disent la vérité. Ils peuvent mentir, ou souhaiter mentir, ou croire mentir, mais leur mensonge, sauf cas de mythomanie totalement intégrée, est une illusion.
La psychologie véritable est un regard sur l’apparence autant qu’une analyse des actes.
Il y a trois raisons pour lesquelles ce principe de clarté du visage est ignoré ou combattu.
- D’abord, la tradition selon laquelle les ressorts de l’âme humaine sont impénétrables, et le sens des conduites opaque.
- Ensuite, le motif politique, appelons-le : autocensure, qui fait craindre qu’en se communiquant à soi-même un diagnostic psychologique sur autrui, on fasse en réalité acte d’injustice ou d’exclusion.
- Enfin, ce désir si répandu de ne pas savoir, ou carrément de se tromper.
L’amoureux, le client, le salarié, le militant, quand il attache son sort à quelqu’un qui d’entrée de jeu devrait lui paraître peu fiable, car tous les signaux du danger palpitent sur ses traits – rejette cette idée, et préfère être dupe, pour sauver son amour, ou son emploi, ou son argent, ou son idéologie. Il s’enfonce ainsi dans le déni : il voit la tête de Martina, ou de Jean-Claude, ou de Franck, à qui l’air d’arrogance et de ruse fait une auréole, et il se persuade qu’elle l’aime, qu’il veut son bien, qu’il lui paiera son dû, qu’il améliorera ses conditions de vie, ou que sais-je ? Il ne tombera même pas de haut, quand l’imposture éclatera : car une fois pour toutes il a renoncé à comprendre les êtres et à aimer la vérité.
Pour ma part j’évalue d’abord les gens sur leur mine, non par méfiance, mais par amour du visible. C’est-à-dire que j’estime qu’il y a toujours une relation quelconque entre leur visage, leurs mimiques, leur regard – et leurs pensées, leurs habitudes, leur caractère, leurs tendances, leur comportement.
On ne peut pas connaître, évidemment, en voyant un visage, le détail des journées, des actes et des pensées de son possesseur. Mais on peut savoir, tout aussi évidemment, le poids de ses actions, de ses passions et de ses choix, sur sa personnalité. Les traits de chaque visage forment une écriture cursive. Malgré ses mots mal formés, ses biffures, ses abréviations, elle a sa logique interne. On la déchiffre avec un minimum d’intensité.