Cloche de bois

Être un pur esprit. Cette illusion me revient souvent. Elle tient à des dispositions matérielles. Depuis que quelqu’un s’occupe de mes finances, un grand tourment a cessé. Je n’ai plus besoin de ruses quotidiennes pour m’en sortir. Cela vient tout seul, mois après mois : un mince filet, mais suffisant. Je peux circuler à ma guise, dans le cercle étroit des villes que j’aime. J’éprouve le sentiment délicieux de n’avoir plus de corps, enfin délivré des affres du lendemain.

 Une fois pourtant, à Cracovie, l’argent n’est pas arrivé. Peut-être que mon cousin Jean-Jacques (ce gestionnaire providentiel) était en vacances et avait négligé de donner ses instructions. Ce n’était pas son genre mais tout peut arriver de loin en loin. Peut-être aussi que la Bourse était dans un creux et attendait-il qu’elle remonte pour vendre quelques valeurs. Ou simplement c’était le réseau de banques polonais qui avait des accrocs. En tout cas je me retrouvais à sec, ma carte visa avait été refusée à deux reprises et j’étais obligé de prolonger mon séjour à l’hôtel, faute de pouvoir régler la note. Je faisais de copieux petits-déjeuners en chambre car c’était mon seul repas, il n’y avait pas de room service. Puis je me lançais dans de longues promenades à pied, zigzagant sans fin dans la vieille ville, à la recherche d’un coup de chance qui me sortirait de là.

Traversant et retraversant la Vistule, rôdant dans les cours du château de Vavel, lisant debout appuyé au parapet, dans mon manteau boursouflé par la double épaisseur de pulls que je portais par-dessous, je tuais le temps. Toutes les deux ou trois heures, j’essayais de joindre Jean-Jacques, j’envoyais aussi des textos et des mails à son principal associé, Roland de Gueldre, une brute doué pour les chiffres et pour les repas d’affaires, que je croisais toujours avec déplaisir, car il me regardait du haut de sa masse en costume sur mesure. Mais avais-je le choix ?

Le temps me semblait long, de plus en plus long, et j’étais anxieux de savoir comment je serais reçu au Consulat, quand j’irais demander de l’aide. À moins qu’à l’hôtel on ne finisse par s’impatienter. J’avais dit que je comptais rester trois ou quatre jours et cela faisait plus d’une semaine que j’étais là. Ils finiraient par vouloir débiter ma carte de crédit et mon indigence éclaterait au grand jour.

Au début je me sentais amoureux de cette ville mais à force de tourner en rond je commençais à épuiser ses charmes. Je rentrais m’allonger sur le lit, je me demandais quel éditeur pourrait me consentir une avance pour un livre dont il n’avait jamais entendu parler. Je n’étais pas abattu mais furieux, car à cause de ce blocage stupide, j’avais dû annuler à Bordeaux un rendez-vous qui comptait beaucoup pour moi. Je savais que j’allais devoir agir, la passivité me menait droit dans le mur. Un jour prochain, dans une heure peut-être, je me retrouverais béant devant le concierge inflexible, avec tous les ennuis judiciaires à la clé, dans un pays où un écrivain français en panne sèche est doublement suspect.

Je me suis décidé à me rendre au consulat tant qu’il était encore temps. C’était un matin sans grâce. Les bâtiments étaient modestes et la façade défraîchie, affichant une austérité indigne d’un pays conquérant. C’était la même chose partout où flottait le pavillon diplomatique français : l’ambassade était imposante, la résidence grandiose, mais le consulat ressemblait à un commissariat de quartier. Bon. J’entre. Mon manteau me boudine. Mon menton et mon cou disparaissent sous les cache-nez. Ma voix est sourde, rauque, articulée. Ma tête frôle le néon de l’accueil. Le préposé franco-polonais daigne sur moi jeter un regard placide. Je me nomme. Je demande à parler au consul. Je tends mon passeport. Il décroche son téléphone et parle dans une langue qui n’est ni le français ni le polonais, et qui me plonge dans une certaine perplexité.

Rencontre avec le vice-consul faisant fonction (ce n’est pas exactement son titre mais je gagne du temps). Miracle. Il a lu un de mes livres, peut-être même deux. Certes c’était il y a longtemps. Il croyait que j’étais mort. J’essaie de prendre l’air le plus vivant possible. Je lui explique la situation. Il hoche la tête. Son bureau est petit, clair et sent une sorte d’encens. Est-ce du cannabis ? Est-ce une fumigation ? Cette deuxième possibilité n’est pas la plus folle car il a sorti une épais manuscrit tout barbouillé d’auréoles jaunes et de ratures violettes. Il me lit un poème en prose, pas si mal d’ailleurs, dans le genre surréaliste.

Enfin, je ressors de là avec la promesse d’un billet d’avion pour le lendemain à 11h35, vol sans escale, départ de Jean-Paul II. Pour la note d’hôtel, il ne peut rien faire. Il me conseille de partir sans payer, en abandonnant ma valise, et en bourrant mes poches avec tout ce que j’ai de précieux. Le temps qu’on constate mon départ en douce, je serai au-dessus de Francfort, ils ne vont pas envoyer un de leurs cinq F16 pour m’arraisonner. Je le quitte, un peu ivre (la surprise, le froid glacial, la vodka vite fait). Fuite à l’anglaise. Cloche de bois. Ce n’est pas encore cela qui va réconcilier l’hôtellerie polonaise avec la littérature.

© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés

Ondine

Mon élève à Rome s’appelait Ondine. Ou du moins elle portait un nom si proche que c’est Ondine qui me vient. Elle éprouvait pour les ondes et tout ce qui ressemblait à l’eau une extrême fascination. Toutes les sources, fontaines, vagues de la mer, tous les fleuves, et même les bassins sertis de nénuphars l’irradiaient. Tout ce qui lui permettait de se dorer dans les reflets ondoyants. Il était incroyable à quel point le simple remuement de la surface bleue, des mille nuances de bleu, mettait sur son visage une joie religieuse. On aurait dit qu’elle avait besoin de côtoyer l’élément liquide pour être tout à fait là.

Je voulais l’amener sur la plage d’Ostie. Elle trouvait que celle d’Anzio était bien plus belle. Nous avons pris le train. À la gare de Termini, j’ai acheté des victuailles et des couverts jetables. Je constatais avec plaisir qu’elle ne se contentait pas de grignoter un grain de raisin, qu’elle mordait le poulet tiède voracement. J’ai connu des végétariennes, mais nous n’étions jamais compatibles. Leurs préférences alimentaires étaient un mauvais signe, pour moi qui suis bien en chair. Vous n’êtes pas comestible était le message sous-jacent. Le déplaisir léger que j’en ressentais naguère, quand une belle bouche, de belles dents, me faisaient frissonner de désir en vain, s’était maintenu de l’autre côté de la frontière entre l’amour et la paix.

Le trajet n’était pas long entre la gare de Rome et Anzio, mais elle a eu le temps de finir les provisions, de s’essuyer la bouche tendrement et de s’endormir, la joue ronde contre la vitre ensoleillée. J’en ai profité pour penser à mon programme des jours à venir, pour y penser de loin. Je retardais le moment d’écouter en détail les messages audio qui me parvenaient, parce que je savais ce qu’ils signifiaient, en gros. Ils signifiaient que j’allais devoir quitter Rome le vendredi au plus tard. J’étais attendu à Lyon pour rejoindre le colloque prévu sur la Création des Mythes. Il fallait que je sois là. J’aurais déjà dû être là. La journée à la mer était ma dernière sortie avant d’aller vaquer à mes devoirs.

Sur la plage d’Azio, qui était bariolée et encore tranquille en cette saison, une vraie plage de films Ferrania d’avant le corps tatoué et sculpté des plaisanciers modernes, il y avait des cabines de bain collectives. Nous avons été mettre, chacun de notre côté, un petit maillot. J’ai toujours détesté exhiber en public mon torse blafard, et en privé aussi, mais on ne peut pas toujours échapper à l’épreuve. Et puis j’avais envie de me baigner.

Je suis sorti le premier, du côté des signori, la serviette sous le bras. Elle, l’ondine, restait invisible. J’ai descendu les cinq marches, avancé sur le sable gris, éprouvé les premiers frissons au friselis des vagues sur mes orteils dépliés. Au bout d’un moment, j’étais dans l’eau jusqu’aux coudes et je me suis mis à nager. La serviette aux armes de mon hôtel marquait le point de ralliement. Je ne suis pas resté longtemps entre ciel et terre, montant et descendant, à peine, au prix de quelques mouvements paresseux.

En scrutant la plage, je l’ai aperçue, assise sur ma serviette de bain. Elle me regardait, dans son maillot noir, souriante, bras croisés. Malgré mes encouragements, elle ne s’est pas approchée davantage. Elle m’a dit qu’elle ne savait pas nager, et que la mer lui faisait peur. Même l’eau d’une piscine lui faisait peur. Même l’eau sous les ponts. Sa fascination relevait de la panique. Évidemment cela changeait tout.

© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés

En terrain neutre

Pour rendre service, j’ai retrouvé à Rome quelqu’un que j’avais croisé à Paris. J’aime bien rendre service. Et puis, j’étais libre de mon temps. Je pouvais bien consacrer une heure par-ci par-là à donner des leçons de français. C’était l’occasion de scruter sa langue et de simplifier les raccords. J’ai donc choisi avec soin un endroit public pour nos séances de travail. Le Caffè Miani m’a paru propice à des entretiens studieux. Je n’y connaissais personne et il était toujours à demi désert entre dix et onze heures. Un terrain neutre, c’est ce qu’il y a de mieux, et pas seulement pour rencontrer des inconnues.

J’ai été surpris de ne pas l’avoir vraiment remarquée la première fois. J’ai presque eu un mouvement de recul en l’apercevant. J’ai fait semblant de rien. J’avais préparé la leçon inaugurale dans ma tête en venant. Nous nous y sommes mis tout de suite. Elle ne se débrouillait pas mal. Je la regardais à peine. Ce n’était pas nécessaire. J’étais fixé.

Elle avait toutes les armes. La beauté régulière, l’esprit vif, le sourire. Elle avait le regard clair, inquiet, déchiré par instants. Elle avait à l’évidence tout ce qu’il faut pour souffrir et pour entraîner ceux qui l’aimaient dans sa souffrance, et sa souffrance était sans fin. Je plaignais ses amoureux passés et à venir. Mais c’était leur affaire. Chacun son tour.

Les cours se sont succédé. Nous avions convenu d’une toute petite somme, qu’elle me remettait rituellement. Chaque fois que je la retrouvais, et bientôt je l’ai vue tous les jours, je bénissais le ciel d’être postlove, une fois pour toutes.

Si j’avais encore été prêt à perdre la tête pour une femme, elle aurait été l’amante idéale. Avec elle, on pouvait être sûr que l’amour avait un sens, un sens mortel. En vérité, je me vante. Il n’y aurait jamais rien entre nous parce que j’avais passé l’âge des miracles, et non parce que j’étais devenu raisonnable et prudent. 

L’innocence aurait été de me lancer dans une passion à sens unique pour quelqu’un de magnifique, pleine de beauté et de grandeur, sans me protéger contre les émotions trop brûlantes. Je jouissais de ma froideur. Je pouvais la retrouver tous les jours ou presque avec une grande nonchalance de cœur. N’attendant rien, ne désirant rien, je goûtais le plaisir d’aller à nos rendez-vous sans qu’il y ait du sang en vue. Je n’étais pas en danger, puisque je n’étais plus dangereux. J’avais rendu mon permis de tuer.

© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés

Terre lointaine

En entrant dans l’âge adulte, je suis devenu nomade. Avant cela, il n’y avait rien. La vie commence quand on quitte sa famille, qu’on met fin au prologue. Je suis parti à l’aventure. Le goût des voyages n’y jouait aucun rôle. Mes raisons étaient toutes simples. Je n’avais pas d’argent et j’aimais être amoureux. Ces deux lignes de fuite se rejoignaient, droit devant moi.

Peut-être que mon dénuement me donnait des ailes. Peut-être que mon goût pour les étrangères attisait ma curiosité. C’était un appel d’air aussi ancien que mes premiers regards amoureux. Il m’isolait des fantasmes ordinaires. La préférence pour les pommettes saillantes, les voix hautes, les cheveux torsadés n’est pas universellement répandue. Je me souviens que je trouvais ces femmes-là toujours plus belles que la faune qui m’entourait, et quand elles repartaient chez elles, je les suivais.

Parfois, les métiers ou les missions que je prenais, pour échapper au vide, n’étaient pas des voyages du tout. Juste une façon d’aller faire le sédentaire à quelques milliers de kilomètres de ma terre natale. C’était une solution provisoire, forcément provisoire. Il venait toujours un moment où l’étrangère que j’associais au besoin de gagner ma vie et de voir du pays découvrait que je n’étais pas fait pour elle, que je n’étais pas fait pour ça.

Je me souviens que dès que le mirage se dissipait, je remontais vers le Nord : j’y retrouvais des paysages plus calmes et plus contrastés, au gré des variations de la lumière. Cela ne voulait pas dire pour autant que je rentrais chez moi. Je n’avais pas de chez moi.

Il doit être intéressant de vivre de la naissance à la mort sans changer de contrée, de ville, de maison, mais c’est une expérience dont je n’ai une idée que par les livres, par certains livres, et c’étaient ceux que je préférais. Par contraste ou par intuition, ils me tenaient au cœur.

J’ai été nomade ou simplement mobile sans le chercher, sans y penser. J’ai découvert très tard la bizarrerie de n’avoir aucun lieu sur terre dont je puisse dire, même rétrospectivement : ceci est chez moi. Je vivais assez joyeusement, sans port d’attache. L’errance était ma signature.

Mon activité secrète, de moins en moins secrète, écrire, me poussait dans cette voie. Mes premiers poèmes étaient des portraits de villes, qui ressemblaient à des portraits de femmes. On m’en parlait parfois, avec prudence, comme on parle à un aveugle. Je revissais mon stylo. Je fuyais les librairies. Je retombais amoureux.

Un temps j’ai rêvé de gagner ma vie et de gagner l’amour par l’écriture. La bienveillance d’un haut fonctionnaire m’a valu une commande précise, que j’ai menée à bien. Puis une autre, un album qui devait être traduit dans toutes les langues européennes. Ce beau projet n’a pas vu le jour. Entre-temps j’étais devenu intraduisible. La forme avait balayé le fond et la commande n’a pas été honorée.

Ci-gît un écrivain voyageur.

J’ai cessé d’écrire sur les villes et j’ai écrit sur les gens. Là au moins l’expérience était inutile. Je recréais les visages, les lieux et les moments de la façon la plus arbitraire : je cherchais la couleur juste, sans me soucier du vrai et du faux. La plupart des gens qu’on rencontre n’ont pas la force de vivre leur propre histoire jusqu’au bout. Ils s’arrêtent en cours de route. Il faut toujours inventer la fin.

© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés