Tabou

La première fois que je l’ai aperçue, c’est sur la plage, en Croatie, au pied de la vieille ville de Dubrovnik. La nuit était tombée.

Je me souviens que j’ai reposé mon verre à demi plein pour ne pas me laisser amollir par l’ambiance romantique du vin des coteaux croates.

Je l’ai rencontrée cette nuit-là, je l’ai revue une autre nuit, je ne l’ai jamais croisée que la nuit. À force de glissements nocturnes, d’indifférence partagée, nous avons fini par nous dire tout, ou à peu près.

La pensée qu’elle, cette jeune femme faite pour avoir des enfants, pour les aimer, pour jouir d’être mère, et le sachant, se l’interdisait à cause des lubies de ses vieux parents pourris d’avarice, me déplaisait profondément. J’avais beau me dire que ce n’était pas mon affaire, qu’elle n’était rien pour moi et plus encore, que je n’étais rien pour elle, rien du tout, j’étais tourmenté chaque fois que j’y pensais, et j’y repensais souvent. 

Je lui ai proposé mon idée, un soir que me séchant sous la lune, au sortir d’un bain de minuit, j’avais aperçu le point rouge brasillant d’une cigarette, et que l’appelant à voix basse, j’avais reçu l’écho de sa voix claire. Je lui ai proposé mon idée parce qu’il me semblait que dans son corps lent et calme, il y avait un appel et qu’il serait honorable d’y répondre. Il me semblait qu’elle avait envie non de moi, ni de mon maigre corps salé comme un hareng saur, mais de quelque chose qui est au commencement des âges et qui s’appelle la vie animale.

Jamais plus, ensuite. Jamais plus. Et quelques semaines après, dans l’avion qui venait de s’arracher à la minuscule piste de décollage, j’ai eu l’intuition que je recevrais un jour la preuve que rien n’existe par hasard, pas même la folie.

L’âge venant, j’ai fini par comprendre que l’amour physique n’est pas une fonction naturelle, comme je l’avais cru durant ma jeunesse, mais un acte aux conséquences durables. Je ne me suis plus prostitué sans raison. Moi qui avais tant veillé à ne jamais vendre mon esprit à personne, j’avais vendu mon corps cent fois au premier tournant. J’ai retiré mon corps des rayons.

Quelquefois, parce que l’inconscient n’existe pas, j’ai fait des rêves diurnes. C’était charmant. Je marchais sur une plage inconnue, en pleine lumière, et en relevant la tête de mes pieds dans le sable, j’apercevais, venant à moi, Marina enceinte jusqu’aux yeux.

© Luc Dellisse 2024. Tous droits réservés

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