Transfuge

Tout ne m’intéresse pas sur la planète terre. Tant de choses, comme les jeux de ballon, les célébrations religieuses, le structuralisme, la théorie du genre, les particularités de la sagesse tibétaine et de façon générale, la symbolique, les modèles de voiture, les parcs d’attraction, le végétalisme, l’espéranto, les conversations sur les rock star, la chanson folk et Bob Dylan en particulier, les romans de John Irving et d’Émile Zola, les dessous de la monarchie belge, la vie et l’œuvre de Karl Orff et d’Andy Warhol, les sextoys, la cueillette des simples, les robes de Lady Di, la culture des bonzaï et la fabrication du matériel de fitness, me glacent d’ennui jusqu’à l’os.

Il y a plus de choses que je déteste ou fuis que de choses que j’aime, et la phrase “Je suis humain et rien de ce qui est humain ne m’est étranger” est mon antagonisme absolu. Je me sens grandir, durcir et progresser quand j’éloigne de ma vie des éléments de savoir inutiles ou nuisibles à mon écriture et à mon bonheur. Comme la Bible ou la langue flamande que j’ai pratiquées assidûment pendant dix ans et que j’ai réussi à rejeter dans les extrêmes marges du souvenir, le nombre de choses qui ne sont pas pour moi et que j’écarte, si je peux, de mon quotidien, aurait plutôt tendance à croître.  Le travail contre l’ennui, contre l’accoutumance aux choses vaines, est le moteur essentiel de ma  vie.

Je tiens pour une faiblesse, et non pour une force, de s’intéresser à tout. J’ai du goût pour l’humanisme, et plus encore pour le stoïcisme, mais je n’ai aucune envie d’être universel. Encore moins, de choyer en moi « la nature humaine ». Être très humain, trop humain, terriblement humain, constitue un modèle qui me paraît effrayant. Chaque fois qu’on entend dire de quelqu’un ou de quelque chose que c’est « tellement humain », on peut être sûr qu’il s’agit d’une bassesse, d’une bêtise ou d’une ignominie. Être un peu moins humain, un peu plus divin, si ce n’était pas une ambition intenable, me tenterait assez.

Piéton

Marcher, marcher sans fin,  lâcher ses repères, quitter les territoires connus, avancer à travers les rues et les quartiers de plus en plus excentrés, transformer sa propre ville en labyrinthe, s’amuser à perdre le fil.

Être un marcheur de fond, n’avoir ni sac à dos, ni guide, ni beaucoup d’argent – juste un carnet et une plume, et se servir des bancs publics, des cafés sans charme, des porches sous la pluie, comme de pierres affleurant la surface du visible, pour traverser des fleuves de souvenir.

J’aime marcher. J’aime traverser la campagne, longer le bord des lacs. Mais j’aime surtout marcher dans les villes. C’est là que j’éprouve la vitesse de ma vie. Je parle de vraies villes : Londres, Paris, Manhattan. Je parle de Vienne, petite cité à vocation d’universalité. Je parle de Venise, damier aux combinaisons infinies,  qu’il faut mal connaître pour croire qu’on n’y circule qu’en gondole.

Du point de vue spécial de la marche, toutes les villes ne fonctionnent pas. A Bruxelles, à Berlin,  à Toronto, le sentiment du vide me gagne tout de suite et freine mes pas. En Asie, je préfère circuler en taxi, le nez écrasé contre la vitre, comme pour visualiser des pans d’Atlantide.

La marche est une opération culturelle. L’exotisme est son contre-emploi.

Il ne s’agit pas d’explorer une ville inconnue, mais de la feuilleter comme un livre  préféré. Il ne s’agit pas de la découvrir, mais de se redécouvrir au fil des rues et des perspectives familières, infinies, pleines d’Histoire.

C’est en marchant que je fais des rencontres. Pas les rencontres amoureuses – pour ces rencontres-là, il y a les scénarios.  Non, les rencontres-romans: sans sexe,  sans espoir défini, sans avenir.

Marcher, marcher, respirer, voir et résumer les gens, tous les gens, en comprimé et en détail, les sept milliards figurés par les quelques milliers que vous pouvez croiser chaque jour. Mille, déjà, forment une foule innombrable.

Longues promenades sans rendez-vous à la clé, sans courses à faire, sans pittoresque, qui vous apprennent plus sur la vie que les témoignages directs.

Les chiens qui foncent sur vous, dans les squares. Tête triangulaire, concentrée, puissance du train arrière. La plupart ne sont pas méchants. Se jettent sur vous, ou pas, vous stoppent sans vous renverser. On met la main dans la fourrure, sur le flanc. Bon chien, bon chien ! On surveille quand même la gueule, l’œil, la langue.

Les quartiers difficiles. Les gens qui vous regardent d’un drôle d’air parce que vous êtes différent. Vous êtes né dans le Nord de l’Europe, vous faites deux mètres, vos cheveux sont gris, vous ne portez pas d’écouteurs : forcément vous détonnez. Dans certains quartiers, l’hostilité est sensible, mieux vaut passer à grands pas.

Sans marcher, on existe encore, mais comme un pur esprit. On prend un taxi, on saute dans le bus, c’est bien aussi, on regarde par la fenêtre. Mais la boussole n’est plus couplée sur le regard.

Aller de l’avant. Vivre en marchant le poème du jour. Ne s’arrêter que pour regarder le ciel.

Hypnose

Je ne sais pas, c’est peut-être un subit accès de méfiance, mais il me semble que nous sommes entourés d’imposteurs.

Imposteurs : je ne parle pas des faux diplômes et des faux CV, qui relèvent de la légitime défense et témoignent d’une volonté de trouver sa place dans un monde de chasse gardée, typique des sociétés de castes. Je ne parle pas non plus des artistes sans art, il faut bien que le commerce tourne. Je parle des compétences usurpées : chercheurs qui ont des vues superficielles et brouillonnes sur leurs propres matières, experts dans l’art de ne rien dire de précis, politiques qui ne comprennent rien à l’actualité, élites qui ont soigneusement étouffé toute forme de supériorité autre que l’argent.

Les imposteurs véritables se reconnaissent sans peine. Ils ont un style bien à eux : une sorte d’hypnotisme maladroit grâce auquel ils tentent de vous magnétiser. Mis au pied du mur, ils s’évadent, soit dans les envolées messianiques, soit dans les affirmations prosaïques prononcées sur un ton péremptoire et flottant qui est leur filigrane. Ils sont faciles à caricaturer car ils sont leur propre caricature. Leur ronron fait un bruit de moteur à deux temps.

Ce n’est pas une affaire d’intelligence. Ces spécialistes sans oeuvre en manquent rarement. C’est une question de décalage – un hiatus marqué entre ce qu’ils devraient savoir, et savoir faire, et leur compétence réelle.

L’imposteur, au sens où je l’entends, ce n’est pas celui qui usurpe un titre, c’est celui qui usurpe un pouvoir. Il l’a obtenu grâce à son diplôme ou à son parcours, et c’est là que le bât blesse : le filtre pour évaluer ses moyens véritables n’était pas le bon. On lui demandait à la fois d’être docile et brillant, et pour finir, c’est la docilité qui a tranché. Il a été désigné, le temps a passé,  il a atteint le stade où il peut désormais commettre ingénument tous les dégâts à sa portée, sans avoir l’audace de remettre en cause le sens réel de son action.

Si le « pouvoir » corrompt, ce n’est pas, ou pas uniquement, parce qu’il rend dur et qu’il coupe de la compagnie des hommes. C’est parce qu’il intoxique son détenteur et le maintient dans l’illusion que ce pouvoir était fait pour lui. Il l’exerce en dépit de l’évidence, alors que n’importe qui jouissant de deux yeux, à moins d’être ébloui par les attributs de ce pouvoir supposé, en voit la fêlure.

Le pouvoir est une distance, faite de secrets, d’arrangements, d’isolement et parfois de complots. Pour bien l’exercer, il faudrait lui être supérieur et s’en servir pour des fins déterminées. C’est le contraire qui se passe : inférieurs au pouvoir qu’ils exercent, nos maîtres, nos experts, nos élites supposées, se laissent guider par lui, qui les emporte loin du réel.

L’imposture, c’est de vivre dans l’Olympe quand on est un mortel. De là-haut, on fait des signes de la main, un peu vagues : on a l’esprit ailleurs, c’est-à-dire nulle part.  De temps à autre, on redescend, pour passer à la télé, pour serrer la main d’un citoyen ordinaire, pour séduire une actrice, je veux dire une bergère. Pour les besoins de la cause, on se déguise en homme ordinaire, ce qui est bien inutile, puisqu’on n’a pas cessé d’en être un.

On dit qu’on est fonctionnaire européen, conseiller au FMI, consultant médiatique, directeur d’une chaîne de télé, secrétaire d’un syndicat, président d’une république ou d’une banque, designer d’une marque de sacs à main. Les gens le croient. Comment vérifier ? Les titres sont presque toujours fiables. Les compétences, moins, mais elles sont protégées par une distance fictive. Il faudrait aller y voir et tout reprendrait sa place véritable.  L’Olympe est une région imaginaire.

La  Fontaine avait déjà évoqué, avec sa malice savante, ces fausses renommées (L’Ours et les deux garçons) :

« Qui vient du Kamtchatka peut s’en dire le prince
Mais les grands hommes de province
Si célèbres chez eux sont inconnus des rois
Qui les démasquent quelquefois
En dépit de tout leur paraître
Et les font conduire à Bicêtre
Comme manants sans foi ni lois ».

Une Arme terrible

Hillary Clinton a mené sa campagne présidentielle avec deux handicaps majeurs: son absence de toute conviction politique apparente, et ses graves problèmes de santé. Qu’elle soit en outre une petite personne belliciste, que l’affaire de ses mails non maîtrisés révèle autant d’arrogance que d’imprudence, que son passage au poste majeur de Secrétaire d’Etat ait été fantomatique, cela n’a joué qu’un rôle secondaire dans le choix des électeurs. Donald Trump réunit absolument tous les inconvénients esthétiques et moraux : et sa vulgarité frappe d’une manière insoutenable, sur l’écran où il déverse ses rodomontades: surtout quand on coupe le son, laissant ses mimiques parler toutes seules. Mais son assurance et sa force ont donné une sorte de cohérence à ses positions, même au plus fort de son ignorance et de ses bluffs. Entre ces deux figures rien moins qu’idéales, la question était donc de décider qui ferait le moins mal l’affaire. La réponse arrive. La démocratie est une arme terrible. La surprise n’est pas au rendez-vous.

Sortilège

J’étais à sec. A sec. J’avais tout essayé. J’ai fini par prendre rendez-vous avec un comédien. Je tentais ma chance sans illusion. Chez lui la bienveillance et  l’égocentrisme étaient à parts égales. Pris entre ces deux pôles, comme un bateau captif des glaces, il choisissait en général l’immobilité.

Mais les dieux sont imprévisibles. Ils ont fait preuve ce jour-là d’une honteuse partialité en ma faveur. Ils ont percé de part en part l’indifférence habituelle d’Yves-Martin. Durant trois heures, il n’a plus eu d’autre volonté que la mienne, comme si un rayon tombé des étoiles l’avait ensorcelé. Il a non pas accepté, mais offert de me prêter cinq mille euros. Je ne dirai pas qu’il m’a supplié de les prendre, mais on n’en est pas passé loin. Il m’a invité à déjeuner, un repas presque fastueux. Les premiers plats sont perdus dans les limbes, je ne me rappelle que le munster fermier et le mille-feuille au jasmin.

Puis nous sommes partis dans sa voiture décapotable jusqu’à sa banque. Il a retiré l’argent, me l’a donné. Il ne se résignait pas à me voir partir. Il m’a invité à venir chez lui. Non pas pour prendre un dernier verre, mais pour me reposer durant quelques jours. Sa chambre d’ami donnait sur un jardin de fleurs. Sa femme m’aimait beaucoup. Elle avait lu mes livres. Elle réussissait la paella comme personne.

Je commençais à craindre que l’enchantement ne cesse d’un coup et que reprenant ses esprits, il ne me réclame ses cinq mille euros. Peut-être aussi des explications. J’ai préféré décliner le gîte et le couvert. Je n’ai pas pu l’empêcher de m’emmener à la gare, de me réserver une place dans le train-couchette pour l’Italie, et sur le quai, de m’embrasser avec des larmes dans les yeux.

Le train partait, je l’ai vu courir à hauteur de ma fenêtre en agitant la brassée de magazines qu’il avait achetés pour moi.