Mon tout petit logement, près du jardin d’acclimatation, est d’abord une cuisine. À part la chambre studio et la salle de douche, tout est ouvert et tout est organisé en fonction du plan de travail et des fourneaux. Je crois que j’étais dans une humeur ménagère très aiguë quand j’ai fait équiper à neuf l’appartement. C’était l’époque où j’avais décidé de préparer moi-même mes repas, avec des produits du marché, à la recherche de saveurs anciennes. J’avais beaucoup voyagé, beaucoup goûté de choses étranges, beaucoup sauté de repas impossibles. Désormais je voulais choisir mes menus.
On mange mal dans les hôtels, et même les petits restaurants populaires sont décevants. La médiocrité des produits de base leur nuit beaucoup : le génie rôtissant ou tranchant n’a jamais sauvé une sole pas fraîche ou un rumsteak trop coriace. C’est la qualité du produit qui crée la valeur du repas. En faisant son marché soi-même, on équilibre les poisons et les contre-poisons. La nourriture a été en général mon seul médicament.
Il est vrai aussi qu’à l’époque de mon installation dans ce studio haut perché, lumineux, un peu bruyant, j’avais envie de me refaire un minimum de vie sociale. Je voulais pouvoir inviter quelques amis, parisiens ou de passage. Je cuisinerais en direct, sous leurs yeux. Il m’a toujours paru évident qu’un plat doit être attaqué dans les deux minutes qui suivent l’extinction des feux. La température d’un plat sur la table fait partie de sa saveur.
À l’usage, je me suis découvert une passion plus profonde que prévue. Quand je suis dans ma tanière, je consacre à la cuisine au moins deux heures par jour, qui ne me semblent pas perdues. Rien n’est peut-être plus compatible avec le travail d’écriture que l’activité culinaire. La promenade jusqu’aux magasins ou aux halles, le coup d’œil impérial sur les légumes ou sur le poisson, la répartition de son butin dans des sacs adéquats, la vue des visages et des vins, la remontée dans ses hauteurs en ne songeant qu’à l’équilibre, celui des convives et celui des menus, le rangement provisoire des victuailles dans le frigo ou dans le garde-manger, tout cela offre le temps d’une rêverie bienvenue, avant de replonger dans le réalisme des fictions.
Puis, longtemps plus tard, après la sieste, après le café, après la troisième séance de travail de la journée, on se lave les avant-bras jusqu’aux coudes et on prépare ses instruments. Il est passé cinq heures, il est temps d’opérer. On examine ses provisions. On tâte les bouteilles, on sort les planches et les couteaux, on fait chauffer l’eau pour ébouillanter ce qui doit l’être. On fixe à ce moment-là le menu du soir. Ce n’est plus le moment d’être paresseux. Il faut décortiquer, éplucher, et disposer dans des boîtes hermétiques le produit de ses efforts. À six heures tout est prêt : il n’y aura plus qu’à cuisiner. La distinction entre le cru et le cuit, entre ce qui relève de l’huile et ce qui relève du beurre, entre le mijoté, le saisi, le rôti et le grillé, constitue la gamme simple d’un art de l’instant.
Le temps nécessaire pour la suite est plus court qu’on ne croit : passer l’aspirateur, nettoyer les surfaces, ranger le faux désordre, dresser la table, choisir les verres, faire sa toilette du soir, calculer le rythme des cuissons et l’exposition à l’air des substances fraîches. Il reste encore beaucoup de place pour la lecture d’un auteur classique, de préférence Pascal ou Proust, gens chez qui le corps ne compte pas.
Cette lente montée vers le repas du soir a quelque chose de naturel et de divin. Elle convient à toutes les circonstances, avec des variantes. Quand on est seul avec soi-même, ou en compagnie d’une seule personne qui restera pour la nuit, il est tout aussi utile de cuisiner, c’est-à-dire de mettre, entre l’animalité et la nuit, des transitions.
Il m’est arrivé de jeûner le soir, faute de temps ou de moyens pour satisfaire ma faim sans céder à la tentation de me repaître. Il m’est arrivé d’expérimenter pour mon seul usage une portion si petite qu’on peut dire que la montagne accouchait d’une souris. La vérité est que c’est plus amusant d’avoir des invités, même quand ils ne savent pas se tenir.
Un jour que j’avais organisé un repas pour quatre personnes, l’une étant mon amie Valéria, les deux autres, un couple de chasseurs de tête assez en vue, Valéria qui était toujours ponctuelle, m’a appelé vingt minutes après l’heure fixée pour me dire qu’elle était retenue par une commande urgente et qu’elle ne pourrait pas nous rejoindre avant dix heures du soir. Le couple était déjà arrivé, nous buvions du champagne rosé, le plat principal était un bœuf mijoté qui pouvait cuire à feu doux encore un bon moment si on baissait la flamme. J’ai proposé qu’on prolonge l’apéritif et qu’on y inclue l’entrée, du crabe ravigote, pour attendre notre retardataire. À vrai dire, Valéria était notre point de jonction, c’est elle qui m’avait présenté la chasseresse et le chasseur ; sans elle j’étais un peu perdu.
Claire, la femme, avait un air sportif et robuste, mais elle buvait excessivement. Je m’en suis rendu compte quand j’ai débouché la deuxième bouteille. Son mari tenait encore dans son poing un verre à demi plein.
Ils ont englouti les canapés, les brochettes de légumes. J’ai servi le crabe. J’ai rajouté du pain. J’ai mis une quatrième bouteille au congélateur, la troisième menaçant naufrage. Le repas prenait les apparences d’un pique-nique sans fin. Nous étions toujours en cercle autour de la table basse. J’ai sorti le fromage. Claire a demandé du vin rouge. Le mari s’est enquis s’il restait du pain. Il était passé onze heures et je commençais à comprendre que le bœuf resterait dans sa cocotte et que Valéria ne viendrait pas.
C’était embarrassant, non pas à cause de la conversation qui languissait, mais à cause de la tension qui régnait dans le couple et qui, insensible au début, avait pris une sorte d’intensité électrique, les heures passant. Et puis, j’avais cru qu’avec quatre bouteilles de champagne en réserve et trois bouteilles de bordeaux, je pouvais voir venir, mais le moment arrivait où j’allais devoir sortir dans la nuit pour trouver un magasin de dépannage. Claire avait une descente comme je n’en ai jamais vue, même quand j’effectuais des missions en territoire roumain. Mais il y a des limites à tout et au moment où j’attaquais le dernier bouchon disponible, elle s’est brusquement levée. Son mari s’est dressé à son tour. « Ah, ne fais pas semblant de t’inquiéter pour moi. Va la rejoindre. » Elle s’est dirigée vers la salle de bains d’un pas rapide et chancelant.
J’ai regardé le mari d’un air perplexe. Il a haussé les épaules : « Elle sait que j’ai rendez-vous avec Valéria cette nuit. Vous, vous le saviez aussi, n’est-ce pas. Quoi ? »
Je n’avais rien soupçonné du tout, comme d’habitude. Valéria ne m’avait rien dit. Elle aurait pu me prévenir. Elle n’était quand même pas devenue la maîtresse du chasseur de tête dans l’après-midi – il est vrai qu’avec Valéria on ne sait jamais.
L’absence de Claire se prolongeant, j’ai envoyé le mari à sa recherche. Il m’a appelé un instant plus tard. Elle s’était endormie sur la cuvette, le pantalon baissé, sa tête aux courts cheveux clairs tombée sur les genoux. Nous l’avons relevée tant bien que mal. Nous l’avons couchée sur le canapé. Le temps que j’aille tirer la chasse, le mari avait remis son caban.
- Je dois me sauver. Valéria m’attend. N’ayez pas peur, Claire est solide. Elle ne fera pas d’histoires, vous savez. Elle se réveillera en forme et pourra rentrer en voiture. Je pose les clés sur la table. Moi j’ai appelé un Uber, il arrive. Vous ne m’en voulez pas ? Merci pour ce merveilleux repas. J’adore le crabe et le champagne rose.
- Oui, dis-je, furieux. C’est aphrodisiaque.
Resté seul je me suis approché de la forme allongée immobile sur le canapé. Au moment de l’envelopper dans la laine bleue, j’ai vu un œil briller dans la pénombre. Claire ne dormait pas.
J’ai été préparer le café avec ma nouvelle machine flambant neuve, et j’ai entendu glisser les pas derrière moi. Elle a pris la tasse que je lui tendais, a avalé une gorgée, debout près de moi, puis l’a reposée brutalement et a couru aux toilettes. Elle n’y est pas arrivée à temps.
J’ai mis des gants de ménage, rempli un seau d’eau savonneuse, empoigné le sopalin. J’ai réparé les dégâts comme j’ai pu. Pendant ce temps, Claire sirotait son café. Elle chantonnait un petit air de Métal. Je sentais qu’elle me regardait avec indulgence, pendant que je rangeais mon matériel.
Elle m’a dit qu’elle allait mieux. Elle m’a demandé si je voulais qu’elle reste pour me tenir compagnie maintenant qu’elle était tout à fait en forme. J’ai dit que non.
Elle est partie en claquant la porte. Elle avait oublié les clés de la voiture. Je les ai mises sur le paillasson extérieur, pour qu’elle les trouve sans peine quand lui viendrait l’esprit de l’escalier.
© Luc Dellisse 2020. Tous droits réservés.