Je sais pourquoi j’ai menti si souvent, durant la première moitié de ma vie. Je sais aussi pourquoi j’ai cessé de mentir. Des milliers de mensonges que j’ai prononcés il ne reste rien.
Longtemps, ils ont servi à masquer ma faiblesse, à retarder les crises, à fuir mes responsabilités. Chacun d’eux parait au plus pressé. J’avais besoin de truquer les comptes pour échapper à la réalité trop crue, aux puissances aveugles auxquelles j’étais soumis.
Mes mensonges à mes parents consistaient à leur dissimuler que je n’aimais pas les repas avec eux, ni les soirées avec eux, ni les vacances avec eux – qu’au fond je ne les aimais pas. Je crois que je ne m’aimais pas davantage. Je n’aimais que lire. Je réussissais ce tour de force de lire du matin au soir en cachette.
L’indifférence et la dissimulation ont cristallisé mes passions littéraires. Mes parents voulaient m’arracher aux livres et au papier pour me faire regarder la télévision. Absurdité touchante. La télévision de cette époque était une ignominie. Y échapper soir après soir me forçait à des prouesses d’inventivité.
Mais même après avoir quitté la maison familiale et conquis le droit de vivre à ma guise, je n’ai pas cessé de mentir : à des proches, à des inconnus, à des amis trop curieux, et bien sûr, aux banquiers et aux fonctionnaires.
Malgré tout, mes mensonges les plus fréquents et les plus obstinés étaient liés à mon infidélité sexuelle. J’ai mis longtemps à le distinguer clairement, car je ne mentais que dans les marges. J’étais très minimaliste en matière de dissimulation. Je baignais dans un climat de demi-vérité qui ne consistait pas à rapporter des faits inexacts, mais à broder sur la trame du réel.
J’attribuais à un vieux monsieur subtil des propos tenus par une jeune aventurière. Le reste venait tout seul. Je n’avais plus qu’à retirer de l’ensemble de mes journées quelques gestes oubliés dans un lit, quelques mots d’amour inavouables, quelques baisers d’adieu, pour pouvoir, vraiment, raconter tout.
Mais cette sincérité biaisée, ces mensonges sélectifs et heureux n’avaient de sens que si les gestes cachés et les moments dérobés étaient transitoires. Ils ne pouvaient survivre sans me brûler que s’ils appartenaient à l’écriture à venir, et non au domaine insignifiant des souvenirs déguisés.
A quel moment me suis-je rendu compte que mentir abîmait la beauté du monde ? A partir de quand ai-je eu plus de plaisir à inventer qu’à tricher ? Le passage a été insensible. Un jour, j’ai bien dû convenir avec moi-même que le seul plaisir véritable était de tracer la ligne de sa vie, à main levée, d’une encre claire, pour relier enfin l’imagination et la vérité.