C’est en vain qu’on nous explique que le changement d’année est un phénomène illusoire, qu’il ne se passera rien d’essentiel ni même de significatif de part et d’autre de cette frontière temporelle, que les bonnes résolutions pour l’an neuf constituent un rituel trompeur. Nous n’en tenons pas compte. Nous ne le croyons pas. Et si nous ne le croyons pas, c’est parce que c’est faux.
Il faut des points de repère fixes dans l’écoulement indéfini du temps. Avec notre anniversaire, le premier jour d’une nouvelle année est le repère idéal.
La pensée abstraite est dans son rôle en ne voyant dans le découpage en années qu’une fiction administrative, distincte des faits et de la force des choses. Mais l’existence humaine, à aucun niveau, n’a de dimension abstraite véritable. Même les chiffres et les concepts se colorent du rôle vivant qu’ils jouent pour nous, et prennent un caractère émotionnel plus ou moins marqué par l’usage que nous en faisons. De même que je connais les couleurs des chiffres (le 13 gris d’ardoise, le 14 jaune foncé et vernis), de même les dates et les années, si elles ont été arbitraires, ont cessé de l’être par un effet de culture (1066 est le visage énergique et le regard écarquillé de Guillaume le Conquérant).
Nous fonctionnons dans un monde où l’attente de Noël, héritée de l’enfance, le double réveillon à une semaine de distance, la profusion soudaine de cadeaux inutiles, le retour mélancolique de la dinde fade et du foie gras, se doublent des vacances de nos enfants, de la possibilité de la neige et de son capitonnage magique, et d’une perception aiguë de la vanité des choses en portant à la déchetterie des cartons tintinnabulant de bouteilles de vin vides. Comment ne pas ressentir la vérité d’un changement d’éphéméride ?
D’autant que le monde dans lequel se passe notre existence n’est pas l’état de nature, ni les premiers âges de l’espèce humaine, mais une société fortement structurée, qui règle un certain nombre de ses curseurs au 1er janvier : ainsi, les impôts, qui rythment la vie de nombre de nos compagnons d’infortune, varient selon que de l’argent rentre fin décembre ou début janvier ; il serait étrange de ne pas s’en aviser. Un dispositif abstrait et imaginaire qui fixe ainsi notre plus ou moins grand état de pauvreté, n’est pas imaginaire du tout.
Le calendrier, du reste, constitue une fiction toute relative puisqu’il rend compte, avec un décalage formel, de la durée de rotation complète de la Terre autour du Soleil. Ce n’est pas lui, mais l’indicateur « 01 du 01 », qui nous inspire le désir ou l’idée de repartir à zéro. Si le passage d’une année à l’autre se faisait, mettons, à l’actuel 21 avril, il ne faut pas douter que ce 21 avril utopique s’appellerait premier jour du premier mois, et nos bonnes résolutions se prendraient, plutôt que dans le froid ou la neige, dans le bourdonnement des insectes, dans le verdissement des jeunes pousses, dans l’embaumement des fleurs et des moteurs à essence : rien n’en serait changé, nonobstant la bonne opinion que la plupart des gens ont du printemps.
La remise à zéro des compteurs de l’esprit est un des dispositifs les plus constants et les plus obstinés de l’espèce. Il signifie notre volonté d’améliorer les choses, d’échapper à la répétition, d’être meilleurs ou plus malins à l’avenir. Rien de plus sain, et rien de plus sage. Tant qu’à faire, autant inscrire ces perspectives dans une nouvelle colonne vierge de notre vie, plutôt que n’importe où, n’importe quand. Il est seulement dommage que les résolutions prises en cette occurrence soient si modestes et si insignifiantes. Suivre un régime, faire du sport, arrêter de fumer, parler d’augmentation à son chef de service, ces vœux qui reviennent si souvent dans la courte liste des décisions annuelles, à supposer qu’ils soient suivis d’effets, ne modifieront pas l’essentiel.
Je propose à tous ceux qui me liront, s’ils veulent remettre en cause les plus élémentaires déterminants de leur vie – couple, habitat, pays, métier, santé, corps, sommeil – de s’y mettre vraiment, dès demain, premier janvier d’une nouvelle ère, et date idéale, à cause de sa saveur édénique, de la longue plage de paradis terrestre qu’elle offre à notre regard.