Les faux jumeaux

Il faut se méfier des puristes : ils ne comprennent pas que les anglicismes et les faux-amis de la langue, même si à l’origine ils sont le fruit d’une erreur, créent des polysémies intéressantes et parfois nécessaires.

Tel qui prétend de globalisation est un terme franglais pour mondialisation, ne voit pas qu’il y a place pour ces deux mots, et qu’ils introduisent plus que des nuances : des sens distincts véritables. Mondialisation veut simplement dire que toute la planète est couverte, qu’aucune partie n’est indépendante du tout, et que chaque action a des relais et des conséquences au niveau mondial.

Globalisation indique plus fort et plus grave : que les traits distinctifs et personnels des cultures, des pays, des langues, des méthodes, des traditions, sont pris dans un mouvement de brassage et d’indifférenciation, qui fait les hommes interchangeables, et qu’on ne voit plus en eux que des travailleurs et des consommateurs.

Mondialisation enregistre un fait prosaïque et banal. Globalisation est un système politique, une machine de guerre.

De même, avenir et futur ne sont pas des clones, mais de faux jumeaux.

Le futur est pour chacun une période lointaine et indéterminée de l’évolution de l’espèce humaine. Sans même évoquer l’hypothèse d’un avenir sans nous.

L’avenir est terriblement rapproché du présent et projette déjà sur lui son ombre portée.

Du reste, cette approche peut être retournée de manière tout aussi éclairante. Voir que le présent est déjà en train de grignoter le futur avec ses tentacules industriels, ses planifications et ses choix écologiques, est d’une cruauté très utile. Plus qu’à aucun autre moment de l’aventure humaine, notre sort, notre avenir, se joue entièrement aujourd’hui.

En ce sens, le présent est un moment du futur. Nous vivons tous en science-fiction.

Sur le ring

J’ai eu une chambre où il faisait si froid que je ne pouvais y demeurer assis, même en m’emmitouflant. Je ne résistais que debout, dans une sorte de raidissement des muscles, devant la haute cheminée sans feu qui me servait de lutrin.

L’encre refroidie venait mal, il fallait régulièrement passer le corps du stylo sous l’eau tiède, seule source de chaleur dans ce monde désert. Puis je revenais vers le marbre.

Écrire debout serait un supplice à la longue, si on ne se donnait pas du mouvement. Avec la glace qui monte le long des reins comme un poison, avec la tête qui se prend et qui rêve d’un lit et d’un amas de couvertures où se blottir, on est toujours prêt à renoncer. Je m’interrompais à tout bout de champ pour secouer la torpeur. Je glissais le stylo dans ma poche, je cherchais autour de moi comment sauver la journée et ne pas perdre le fil.

Souvent, je me mettais à boxer dans le vide, non pas quelques coups lancés au hasard, mais un combat calculé, soutenu, rythmé. Je divisais les moments, j’essayais de frapper vingt-huit fois par minute, en quatre salves. J’étais en chaussettes, en double épaisseur de chaussettes de laine, sur le parquet glacé, et il fallait bien peser sur les lattes pour ne pas déraper.

Ce qui compte dans la boxe, même sans aucun adversaire en face, ce sont les cuisses, les chevilles, les pieds, tout le corps d’en-bas qui se déplace et qui danse autour d’un axe mobile ; et les sept coups rapides, un, deux, deux, deux ! droite, gauche, gauche, droite ! et les pas en arrière, la feinte, la reprise, une sorte de danse des Saliens, souffle court, buée sortant de la bouche par brusques bouffées.

Le martèlement du plancher attirait parfois le voisin du dessous, un étudiant attardé qui poussait par la porte sa longue face prognathe, et me trouvait debout, presque immobile, ondulant, vainqueur, en train d’achever ma phrase sur la solitude. On n’est jamais seul.

Si cette chambre existe encore, si elle n’a pas bougé dans le temps, si personne ne s’est avisé de la repeindre et de lui donner une allure moins lugubre, elle doit garder les traces de mes anciens combats : le mur au papier-peint amande que j’ai constellé de taches, quand le stylo suffisamment secoué consentait à repartir et lançait devant lui quelques gouttes d’encre libératrices, que j’essayais de frotter tout en donnant des coups de genou maladroits dans le poêle défunt ; et le parquet, avec ses zones plus sombres là où j’avais fait tomber une tasse  de café, un verre de vin, que mes doigts engourdis retenaient mal. Je n’ai jamais tout à fait quitté aucun de mes refuges. La mémoire donne à chaque épisode distinct une durée infinie.

Le grand jeu

Se consacrer entièrement à l’écriture est une façon de parler.

On se consacre avant tout à l’existence. On lui soustrait chaque jour deux ou trois heures de temps caché pour écrire. Ce temps n’est offert par personne : il faut le prendre, parfois de vive lutte. Il n’y a pas d’autre devoir. Quand on a la chance de ne pas vivre dans une dictature pure et dure, le risque n’est pas la prison ou l’asile, façon répression soviétique, ni même la censure. Il est dans la dépendance excessive, c’est-à-dire, dans la perte du sens.

Ce que je crois savoir de l’écriture, c’est qu’elle n’est ni la vie ni le contraire de la vie, mais un moment de retrait, d’absence, de maquis. Il n’y a pas d’écriture sans solitude, sans isolement. Il n’y a pas d’art sans loisir. C’est une longue entreprise contraignante de dégager, dans la vie, dans sa propre vie, une liberté de manœuvre favorable à la poursuite de son travail souterrain.

Le grand jeu, c’est de pouvoir vivre simplement, et presque pauvrement, sans devoir s’en soucier. Et d’écrire en échappant à la sanction directe de l’argent. Mais ce simple souhait de vivre pauvre en paix suppose déjà plus d’argent que n’en ont la plupart des gens. La tranquillité matérielle jointe à la modestie des moyens est une forme de richesse caractérisée.

Si possible, il faut parvenir à cette paix, non pas en se dégageant du monde, mais en étant relié à lui par autre chose que des corvées.

Pour ma part, je n’ai trouvé un point d’équilibre qu’en réglant mes principaux soucis financiers. C’était le plus dur. Les soucis d’ordre psychologique ou moral ne m’ont jamais inquiété. Désormais, j’ai les moyens d’être pauvre et studieux. Rien ne m’empêche de faire ce qui me plaît. C’est de cette idée que je retire tout le plaisir d’exister.

Il y a une sorte d’urgence à se faciliter la vie : sans quoi on ne fait rien qui vaille. Bien entendu, se faciliter la vie n’implique nullement qu’on ne fasse que des choses faciles. C’est même une règle assez généralement vérifiable que la facilité est le résultat d’un effort soutenu. La difficulté vaincue est une clé universelle. Mais il est essentiel que cette difficulté réside dans l’élaboration de choses nouvelles, et non dans l’asservissement aux affaires courantes, dont la complication tient à des valeurs fictives, des tâches inutiles et des urgences sans nécessité.

 

 

La seconde naissance

Jusqu’à l’âge de quarante ans, j’ai vécu au jour le jour, me servant de la vie comme d’un libre-service. J’y mettais une certaine réserve, une certaine discrétion, pour ne pas attirer le regard. Une certaine prudence aussi, conscient de mon profil d’outsider.

J’étais en marge de la vie sociale, non parce que je me préférais, mais parce que je ne préférais rien. L’absence au monde est une drogue dont on sait bien qu’elle vous détruit, mais dont on ne peut se passer.

Quelle étrange passion m’a possédé durant la première moitié de ma vie : l’indifférence. J’étais passionnément indifférent. Sans désirs, sans besoins, sans ambition, sans carrière, sans visées sociales, sans préférences politiques marquées. J’étais un sage dépourvu de sagesse, détaché de tout sauf, par secousses, du sexe et de l’écriture. Et d’une troisième chose, si lointaine, si oubliée, que je me demande parfois si c’était un rêve. En tout cas, c’était un rêve héroïque et joyeux. Mais rêver est une fin en soi, non une façon quelconque de se réaliser.

Pourtant, à la fin, c’est ce rêve qui m’a réveillé. Je crois que je cherchais un lien entre mon désir de mener la vie la plus large et la plus rayonnante, et l’intuition que j’avais qu’il faut trouver quelque chose qui vous dépasse – une beauté, une fête, un secret – sans quoi on reste inemployé.

Je me souviens que c’est à cette époque que j’ai connu le plaisir de la résurrection. J’exagère à peine. Une méningite virale particulièrement virulente, qui avait entraîné une paralysie partielle et une quasi-cécité, m’avait mis sur le flanc. Bien qu’au bout de dix jours, il ait été convenu que je n’allais pas mourir, j’ai mis plusieurs mois à me tenir à nouveau debout, et une demi-année à retrouver une énergie normale. Entre les premières atteintes et la guérison complète, je suis passé par les sas successifs de l’engourdissement, de la crainte, de l’inanité, du noir, du réveil, de l’espoir, de la reconnaissance, de la reprise en main, du réapprentissage, de la confiance, du plaisir, du soulagement.

Un des moments les plus forts et les plus heureux se situe le troisième ou le quatrième jour : j’étais couché dans un lit d’hôpital. J’avais perdu la vue, qui revenait par saccades, pour disparaître à nouveau. Je ne pouvais pas bouger les jambes. Les médecins étaient évasifs et perplexes. Je ne voyais pas d’issue, et je me disposais à prendre congé. La femme avec laquelle je vivais alors, venant me voir et jugeant mon état, m’a empoigné par les cheveux, m’a secoué la tête de toutes ses forces, en disant : « Écoute-moi bien. Je te jure que tu vas t’en sortir ». Je l’ai écoutée.

Donc j’ai guéri, lentement. Je nous revois, le printemps revenu, pour de courtes vacances ruineuses à Venise. Nous marchions le long du Lido et je devais faire une halte tous les trente pas pour reprendre mon souffle. Quelques idées commençaient à naître dans ma tête nettoyée.

L’une d’elles, la plus simple : je souhaitais vivre et faire une œuvre. Une autre : je voulais jouir de moi, au lieu de me porter sur le dos comme un fardeau encombrant.  La plus sourde et la plus forte :  j’avais envie de devenir un être humain.

Puisqu’on suppose qu’humain, je l’étais depuis l’origine, mettons que ma formulation soit une fable. Mais c’est une fable pour la vérité. Je n’avais jamais eu aucun sentiment d’appartenance terrienne, je n’avais jamais admiré que quelques poètes morts depuis longtemps. Je me considérais comme un ange – non c’est trop flatteur : comme un alien tombé de l’espace et veillant à ne pas se trahir. J’allais renoncer pour toujours à cette existence d’infiltré.  Je désirais avoir une maison. Je désirais avoir un visage. Je désirais avoir un statut. Je désirais avoir une famille. Tout cela confusément, mais intensément.

Le déclic, quand il se produit, paraît d’une évidence parfaite. À peine le remarque-t-on qu’on est déjà de l’autre côté. Il me semble qu’il a eu lieu de grand matin, dans un chemin défoncé du Lido, presque en face de la place Saint-Marc. Mais c’était peut-être deux mois plus tôt, dans mon lit d’hôpital. Ou plus tard, en renonçant à une opération commerciale douteuse à laquelle on voulait m’associer. Personne n’est un ange ou un extra-terrestre, mais on peut très bien être un desperado. Je ne voulais pas. Je voulais être celui qui donne et non celui qui prend. Tout ce que j’ai pu faire de notable depuis lors dépend de ce choix, et de lui seul.