Jusqu’à l’âge de quarante ans, j’ai vécu au jour le jour, me servant de la vie comme d’un libre-service. J’y mettais une certaine réserve, une certaine discrétion, pour ne pas attirer le regard. Une certaine prudence aussi, conscient de mon profil d’outsider.
J’étais en marge de la vie sociale, non parce que je me préférais, mais parce que je ne préférais rien. L’absence au monde est une drogue dont on sait bien qu’elle vous détruit, mais dont on ne peut se passer.
Quelle étrange passion m’a possédé durant la première moitié de ma vie : l’indifférence. J’étais passionnément indifférent. Sans désirs, sans besoins, sans ambition, sans carrière, sans visées sociales, sans préférences politiques marquées. J’étais un sage dépourvu de sagesse, détaché de tout sauf, par secousses, du sexe et de l’écriture. Et d’une troisième chose, si lointaine, si oubliée, que je me demande parfois si c’était un rêve. En tout cas, c’était un rêve héroïque et joyeux. Mais rêver est une fin en soi, non une façon quelconque de se réaliser.
Pourtant, à la fin, c’est ce rêve qui m’a réveillé. Je crois que je cherchais un lien entre mon désir de mener la vie la plus large et la plus rayonnante, et l’intuition que j’avais qu’il faut trouver quelque chose qui vous dépasse – une beauté, une fête, un secret – sans quoi on reste inemployé.
Je me souviens que c’est à cette époque que j’ai connu le plaisir de la résurrection. J’exagère à peine. Une méningite virale particulièrement virulente, qui avait entraîné une paralysie partielle et une quasi-cécité, m’avait mis sur le flanc. Bien qu’au bout de dix jours, il ait été convenu que je n’allais pas mourir, j’ai mis plusieurs mois à me tenir à nouveau debout, et une demi-année à retrouver une énergie normale. Entre les premières atteintes et la guérison complète, je suis passé par les sas successifs de l’engourdissement, de la crainte, de l’inanité, du noir, du réveil, de l’espoir, de la reconnaissance, de la reprise en main, du réapprentissage, de la confiance, du plaisir, du soulagement.
Un des moments les plus forts et les plus heureux se situe le troisième ou le quatrième jour : j’étais couché dans un lit d’hôpital. J’avais perdu la vue, qui revenait par saccades, pour disparaître à nouveau. Je ne pouvais pas bouger les jambes. Les médecins étaient évasifs et perplexes. Je ne voyais pas d’issue, et je me disposais à prendre congé. La femme avec laquelle je vivais alors, venant me voir et jugeant mon état, m’a empoigné par les cheveux, m’a secoué la tête de toutes ses forces, en disant : « Écoute-moi bien. Je te jure que tu vas t’en sortir ». Je l’ai écoutée.
Donc j’ai guéri, lentement. Je nous revois, le printemps revenu, pour de courtes vacances ruineuses à Venise. Nous marchions le long du Lido et je devais faire une halte tous les trente pas pour reprendre mon souffle. Quelques idées commençaient à naître dans ma tête nettoyée.
L’une d’elles, la plus simple : je souhaitais vivre et faire une œuvre. Une autre : je voulais jouir de moi, au lieu de me porter sur le dos comme un fardeau encombrant. La plus sourde et la plus forte : j’avais envie de devenir un être humain.
Puisqu’on suppose qu’humain, je l’étais depuis l’origine, mettons que ma formulation soit une fable. Mais c’est une fable pour la vérité. Je n’avais jamais eu aucun sentiment d’appartenance terrienne, je n’avais jamais admiré que quelques poètes morts depuis longtemps. Je me considérais comme un ange – non c’est trop flatteur : comme un alien tombé de l’espace et veillant à ne pas se trahir. J’allais renoncer pour toujours à cette existence d’infiltré. Je désirais avoir une maison. Je désirais avoir un visage. Je désirais avoir un statut. Je désirais avoir une famille. Tout cela confusément, mais intensément.
Le déclic, quand il se produit, paraît d’une évidence parfaite. À peine le remarque-t-on qu’on est déjà de l’autre côté. Il me semble qu’il a eu lieu de grand matin, dans un chemin défoncé du Lido, presque en face de la place Saint-Marc. Mais c’était peut-être deux mois plus tôt, dans mon lit d’hôpital. Ou plus tard, en renonçant à une opération commerciale douteuse à laquelle on voulait m’associer. Personne n’est un ange ou un extra-terrestre, mais on peut très bien être un desperado. Je ne voulais pas. Je voulais être celui qui donne et non celui qui prend. Tout ce que j’ai pu faire de notable depuis lors dépend de ce choix, et de lui seul.