La voleuse

Je l’avais trouvée, en rentrant chez moi, dans la vieille turne, tout en haut, 7e étage, rue du Cherche-Midi. Elle hésitait, se demandant quoi voler. Il n’y avait pas grand-chose. Elle a bien vu que je n’étais pas fâché, pas inquiet. Rien en elle ne faisait peur. Elle était petite, ronde, blonde, avec un sourire narquois qui mangeait sa bouche : tout à fait mon genre. Je lui ai suggéré de filer en vitesse, car je n’avais rien vu. Elle a haussé les épaules, gentiment, s’est assise sur le coin du lit, m’a demandé si j’avais des cigarettes. Je n’en avais pas. On est redescendu tous les deux, au tabac tout proche, rue Saint-Placide ; c’est comme cela que tout a commencé.

Elle pensait que j’avais une tête d’honnête homme, et quand elle a su que j’étais scénariste, elle a paru ravie. C’était juste ce qu’il fallait. Je lui ai acheté des cigarettes. Elle en a alllumé une aussitôt. C’est une histoire ancienne. On fumait encore dans les cafés. Elle n’a pas proposé qu’on s’associe ; cela, c’est venu par la suite. Elle a juste demandé que je fasse le guet à sa prochaine visite domiciliaire, prévue ce même jour à midi. Elle avait une adresse. Les adresses de maisons fragiles se refilaient comme des tickets de métro, entre amis.

Ça s’est passé à merveille. J’ai admiré sa façon de faire sauter la serrure d’un appartement haussmannien, avec une lame modulable, sans peur de faire du bruit. Elle était sûre de son coup. La vieille dame qui vivait là déjeunait tous les jours chez sa sœur, trois pâtés de maisons plus loin.

Je suis resté sur le palier pendant qu’elle opérait, tenant à la main trois exemplaires du même magazine, genre éternel étudiant à petites combines, mais personne ne m’a rien demandé. De temps en temps, je me baissais pour renouer mon lacet, toujours le même, et j’entendais par la porte entrebâillée un léger remuement de tiroirs.

Ce premier casse réussi m’a rendu heureux jusqu’au soir. Pourtant elle m’avait prévenu d’emblée que je ne devais pas me faire d’illusion, elle avait un mec, moi j’étais juste son complice, et encore complice c’était un grand mot. Nous n’avons donc jamais été amants, et quand nous dormions ensemble, c’était juste par épuisement, par détente, après un cambriolage, ou une tentative de cambriolage, car une fois sur deux, la serrure résistait.

Cela a duré, cette période d’expédients amoureux, quoi ? pas tout à fait un mois. Ma carrière de cambrioleur amateur n’a jamais eu le temps de prendre son essor. Amateur fus-je, et suis resté.

Notre   association a pris fin à cause ma seule initiative en la matière. J’avais repéré une cordonnerie-serrurerie bien achalandée, à deux pas du Bon Marché, et par association d’idées, le mot serrure faisant déclic, j’avais proposé qu’on aille visiter la caisse, en entrant par la verrière du toit, qui donnait sur l’arrière-boutique, laquelle jouxtait le mur des toilettes de notre restaurant favori. Nous étions des voleurs de quartier, comme on voit.

Elle, ma maîtresse en toutes choses, se débrouillait assez bien avec les alarmes ordinaires ; mais elle n’était pas au niveau des derniers progrès de l’électronique. Tandis que nous retrouvions la rue par des moyens précipités, poursuivis par une terrible stridence, elle s’est ouvert la paume et ne me l’a jamais pardonné.

Nous avons failli nous faire prendre. On nous avait remarqués gagnant à tour de rôle les toilettes. La direction avait été frapper à la porte des hommes, puis des femmes et nous n’y étions pas. Ensuite, tout s’est détraqué, de proche en proche. L’aventure a tourné court.

Je m’en suis remis. J’avais un roman en train, un mariage en vue. Elle, c’était différent. C’était son métier de voler en entrant par les toits et de vivre toujours entre deux abîmes. C’était son métier, pas le mien.

J’ai été convoqué par la police. Après une nuit de réflexion, j’ai décidé de m’y rendre. J’ai fait une déposition d’innocence. L’homme en face de moi fumait devant un panneau d’interdiction de fumer et il m’a ri au nez quand je lui ai fourni mon alibi supposé. À l’époque je n’avais encore publié aucun livre et la seule chose qui me distinguait d’un voyou de bas étage est que je n’appartenais à aucun clan, aucune meute, et que les criminels solitaires n’existaient presque plus.

Il m’a dit de rester à disposition ; qu’on se reverrait. Je suis sorti en frissonnant. La lumière et la chaleur du trottoir me faisaient l’effet d’un venin.

J’étais un tireur à la courte paille. Je l’avais tirée toute ma vie avec bonheur, et à présent, la chance semblait tourner : le brin que je tenais entre les doigts était terriblement court.

J’ai essayé d’expliquer à ma voleuse qu’il fallait nous tenir à carreaux mais elle m’a répondu avec un sourire plein de dédain que ce n’est pas moi qui allais la faire vivre. Elle trouverait quelqu’un d’autre.

Si nous ne pouvions être ni amants ni complices, il valait mieux rien. Nous n’étions pas faits pour une vie honnête, encore moins pour l’amitié.

Il y a donc eu cette fin de partie – et la retraite, et la prudence et la rupture. Elles se sont succédé à toute vitesse.

Une minute et j’étais dans la rue. Je suis passé près de son scooter enchaîné à une grille. Je lui ai flatté l’encolure en passant. Fringant destrier. Nous avions filé comme le vent. Nous avions connu le salut dans la fuite. Adieu. Adieu.

© Luc Dellisse 2024. Tous droits réservés

Coeur battant de l’hiver

L’amour du froid ne m’a pas fait que des amis. Il m’a coupé des autres, plus que mon indifférence à la politique et au sport. J’ai des manières calmes, des mœurs pures, des propos retenus. En vain. Chacun ses goûts est une maxime qui n’a pas cours en société. Il suffit que je laisse entrevoir mon horreur de l’été, mon culte pour les climats de l’hiver : clac, couperet.

Ce n’est pas que je déteste tellement la chaleur. Je déteste la canicule, mais tout le monde la déteste. Je souffre surtout, aux approches de l’été, d’un terrible regret, d’une blessure de paradis perdu. L’hiver me manque par tous les pores. Le froid, la discipline du froid, en s’éloignant me laisse désarmé.

Le froid est un bonheur épicurien. Il me pousse à accorder à l’existence matérielle peut-être plus de soin qu’elle n’en mérite. Mais surtout il m’impose sa vitesse et je m’en trouve bien. Comme mon radiateur n’est toujours pas réparé dans la pièce à vivre, j’ai avec les contraintes de basse température un rapport fraternel.

Qui ne connaît pas le plaisir de la chaleur dans le froid, des épaisseurs de laine pour travailler dans une pièce sans chauffage, de la marche rapide pour activer son sang, tandis que craque sous les chaussures étanches la mince couche de glace, ou simplement le frimas des feuilles mortes, ne sait pas ce que c’est la plénitude. A l’inverse, je n’ai qu’une idée vague de ce que peut être le désir de se dorer au soleil : cette simple perspective me fait claquer des dents.

Le style de l’hiver me rend vertueux. Je souhaite le prolonger au-delà des limites du calendrier. J’adore que le printemps reste entre deux saisons, qu’il combine la lumière la plus dorée et la fraîcheur la plus marquée. Alors, je suis à la pointe de mes raisons de vivre. Je ne combats rien, je ne me mêle de rien, je ne dépense rien, je n’espère rien, je ne prévois rien : j’existe, pour dix personnes peut-être, et à toutes, dopé par ma saison préférée, j’essaie d’offrir un peu de substance ; parfois une attention nouvelle, parfois de l’argent, parfois des idées pratiques ; le plus souvent, simplement du temps, du temps partagé. Mais qui ne voit que ma vraie vie est ailleurs ?

Moi qui suis séparé des humains par tant de choses, j’aurais aimé connaître leur amour du soleil, au lieu d’être celui qui ne cherche que des refuges pour échapper aux griffes de l’été.  Regret inutile. Ma ligne intérieure est une ligne d’hiver, un tracé de neige, elle seule me tire vers le haut. C’est vrai, le froid me rend lyrique. Il me donne envie de chanter les beautés et les charmes de cette planète, que l’été tout proche, à nouveau, assombrira.

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Retour à Dizy

La page des complications sentimentales est tournée. Il est temps de rouvrir ses cahiers de vacances. L’encre a pâli, mais le tracé est toujours lisible. C’est là que s’écrit le vrai roman des jours.

Il y a environ dix-sept ans, autant dire dans une autre vie, je me suis pris de curiosité, puis d’une sorte de passion, pour un des personnages les plus singuliers et les plus méconnus de la littérature française : Pierre Louÿs. Il n’était pas difficile à repérer, car il a depuis toujours une réputation en creux, du fait de ses accointances avec des créateurs de la modernité : Mallarmé, Valéry, Debussy, tant d’autres. Sa vie, ses amitiés, ses amours, ses lubies, ses récits secrets, ses paradoxes apparents, en faisaient un être à la fois imprécis et légendaire. Mais aucun remous de sa légende ne mettait en lumière qu’il était d’abord un prosateur de premier ordre, un prosodiste de génie, et un esprit d’une diversité et d’une profondeur remarquables. On se souvenait simplement qu’il avait été un ami de jeunesse d’André Gide, un polygraphe obsédé par la gent féminine, et le « lanceur d’alerte » de l’affaire Corneille/Molière, serpent de mer de la petite histoire littéraire depuis plus d’un siècle à présent. Bref, il était caché par ses avatars et tout était à faire, tout, pour redécouvrir quel écrivain il avait été.

Peu à peu, je me suis procuré la somme de ses livres. Ce n’était pas une mince affaire. Il en avait publié une douzaine de son vivant. Mais combien plus avaient paru après sa mort ! L’héritage de ses papiers innombrables, dispersé aux quatre vents par sa veuve, ses secrétaires, ses correspondants et aussi, hélas, ses parasites, a formé la matière de cent volumes, où prédominent le thème érotique, la recherche des sources et des curiosités littéraires, le décryptage des énigmes historiques, mais aussi, maints poèmes inédits, mainte prose cadencée, maints fragments interrompus. Tout cela surplombé, de très haut, par une des plus magnifiques correspondances que je connaisse, digne de celle de Flaubert ou de Morand.

J’ai aussi exploré, à mes moments perdus, des lieux d’archives évidentes ou discrètes : j’ai dû faire semblant d’être un chercheur à l’Arsenal, un universitaire à la Nationale, un administrateur à la KBR, un socialiste au CRUPMF, un érudit à la SGDL, un amateur de curiosités chez HP et un mordu des curiosa dans l’enfer de certaines officines. Mais je n’étais rien de tout cela, et en prenant des notes ou des photos avec mes instruments de bord, je me sentais plus dans la peau d’un espion que d’un chercheur.

D’ailleurs, rien ne me pousse durablement à la recherche et à l’érudition. J’aime lire, j’aime écrire, j’aime les expériences qui ressemblent à des aventures et qui n’en sont pas. Après avoir réuni un certain nombre d’indices ou de preuves, et les avoir consignés sur mes tablettes, je m’interrompais brusquement et je revenais à mes passions nécessaires : roman en cours, monde visible, paresse, amour, introspection.  Des années passèrent ainsi.  De mes plongées dans les lagunes de Pierre Louÿs, je ramenais toujours des épaves passionnantes, à peine rongées par l’eau de la mer. Mais les intervalles entre deux immersions avaient plutôt tendance à s’allonger, parce que la littérature est une sorte de couvent, d’ailleurs plein de lumière et de foi, mais qu’on ne quitte pas sur un coup de tête pour aller faire de la plongée sous-marine au soir tombant.

J’ai parfois publié des bribes de mon dossier Louÿs, mais comme chaque fois que je le rouvrais, il se mettait aussitôt à croître en données ou en idées nouvelles, je le refermais très vite, pour ne pas perdre le fil de ma fiction. En somme, me disais-je, je ne pourrai écrire la biographie véritable de mon illustre inconnu que quand j’aurai rattaché cette quête à une dimension romanesque : quand j’aurai fait de lui-même un héros de roman.

Tout arrive : le 29 mars dernier, à sept heures du matin environ, heure d’été, le jour se levait déjà, et j’étudiais la carte de France, en vue de trouver une route champêtre pour me rendre à Épernay par le chemin de écoliers. Mon œil a accroché un nom en petits caractères : Dizy. Aussitôt, j’ai su que le moment d’écrire vraiment cette histoire : Pierre Louÿs, écrivain de la nuit, était arrivé.

Pourquoi Dizy ? Cette banlieue d’Épernay est le berceau de la famille Louis, même si Pierre, ce futur héros littéraire, n’y est pas né : il n’y a pris pied qu’à l’âge de trois mois. Mais c’est là le centre magnétique de sa première jeunesse. C’est là, et non à Gand, sa ville natale factuelle, que tout a commencé pour lui. Pour moi qui n’accorde pas de prix particulier à l’astrologie, peu importe l’endroit où s’est produite une naissance, s’il est anecdotique et transitoire. Il y a que deux lieux inauguraux qui comptent : celui où on a découvert le monde, et celui où on a fait le choix de sa vie. Dans le cas du futur Pierre Louÿs, Paris a été ce lieu décisif, celui du choix, mais Dizy a d’abord abrité sa découverte du monde et fixé ses premiers émois. Sur sa vie à Paris, je savais la plupart des choses. Sur le coup d’envoi de Dizy, autant dire rien. Il fallait donc que je retourne à Dizy. Ce que j’ai fait. Il n’y avait rien à voir ? Ce hameau avait été détruit durant la Première Guerre mondiale ? Peu importe. J’ai vu l’église, j’ai vu le cimetière, j’ai vu la petite route nationale. Tout cela était nécessaire, sinon suffisant pour combler mon attente. J’ai capté une ambiance, une lumière, une texture du temps. Le reste dépendait entièrement d’un travail de recréation. J’allais pouvoir me mettre au travail, et inventer peu à peu ce qui manquait.

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Tabou

La première fois que je l’ai aperçue, c’est sur la plage, en Croatie, au pied de la vieille ville de Dubrovnik. La nuit était tombée.

Je me souviens que j’ai reposé mon verre à demi plein pour ne pas me laisser amollir par l’ambiance romantique du vin des coteaux croates.

Je l’ai rencontrée cette nuit-là, je l’ai revue une autre nuit, je ne l’ai jamais croisée que la nuit. À force de glissements nocturnes, d’indifférence partagée, nous avons fini par nous dire tout, ou à peu près.

La pensée qu’elle, cette jeune femme faite pour avoir des enfants, pour les aimer, pour jouir d’être mère, et le sachant, se l’interdisait à cause des lubies de ses vieux parents pourris d’avarice, me déplaisait profondément. J’avais beau me dire que ce n’était pas mon affaire, qu’elle n’était rien pour moi et plus encore, que je n’étais rien pour elle, rien du tout, j’étais tourmenté chaque fois que j’y pensais, et j’y repensais souvent. 

Je lui ai proposé mon idée, un soir que me séchant sous la lune, au sortir d’un bain de minuit, j’avais aperçu le point rouge brasillant d’une cigarette, et que l’appelant à voix basse, j’avais reçu l’écho de sa voix claire. Je lui ai proposé mon idée parce qu’il me semblait que dans son corps lent et calme, il y avait un appel et qu’il serait honorable d’y répondre. Il me semblait qu’elle avait envie non de moi, ni de mon maigre corps salé comme un hareng saur, mais de quelque chose qui est au commencement des âges et qui s’appelle la vie animale.

Jamais plus, ensuite. Jamais plus. Et quelques semaines après, dans l’avion qui venait de s’arracher à la minuscule piste de décollage, j’ai eu l’intuition que je recevrais un jour la preuve que rien n’existe par hasard, pas même la folie.

L’âge venant, j’ai fini par comprendre que l’amour physique n’est pas une fonction naturelle, comme je l’avais cru durant ma jeunesse, mais un acte aux conséquences durables. Je ne me suis plus prostitué sans raison. Moi qui avais tant veillé à ne jamais vendre mon esprit à personne, j’avais vendu mon corps cent fois au premier tournant. J’ai retiré mon corps des rayons.

Quelquefois, parce que l’inconscient n’existe pas, j’ai fait des rêves diurnes. C’était charmant. Je marchais sur une plage inconnue, en pleine lumière, et en relevant la tête de mes pieds dans le sable, j’apercevais, venant à moi, Marina enceinte jusqu’aux yeux.

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Le rendez-vous anonyme

Cela me revient tout à coup. J’ai promis, il y a longtemps, de faire une conférence durant la Foire du livre. On m’a donné une date et une heure. Le 5 avril à 20 heures. D’accord. Le sujet ? L’amour, cœur du roman. Un bon sujet je dois dire. Ce n’est pas que l’amour soit l’ingrédient indispensable d’une fiction, ni même son thème musical ordinaire. C’est que dans la vie comme dans un roman, l’émotion amoureuse est une façon non conventionnelle d’établir entre deux personnes que tout sépare, à commencer par leurs corps fermés comme des scaphandres, une connexion directe.  Donc, d’accord. Je parlerai d’amour pour parler du roman. J’irai au rendez-vous.

Mais ce rendez-vous est-il un rencart véritable ? Ou est-ce un faux-semblant ? Plus personne ne m’en a jamais reparlé. D’ailleurs, je ne connais personne avec qui en parler. Sur le site, je découvre une annonce. Je trouve mon nom, après bien des zigzags. Le 5 avril en effet. À 20 heures en effet. À quel endroit ? Sur la scène Savoirs. Malgré mes efforts, je ne repère pas bien où se trouve cette scène. Normal ? Mes proches prétendent que je suis un handicapé de la boussole. Ce n’est pas faux. Du plus loin que je me souvienne, je me suis toujours perdu, dans tous les lieux du monde. Le monde est à mes yeux un immense labyrinthe, prodigieusement mal fléché. Le fléchage n’est sans doute là que pour égarer le Thésée amateur qu’en toutes circonstances, hélas, je suis resté.  Enfin, parfois, le moment venu, après une plus ou moins longue errance, je trouve le fil et je le tire en pariant sur un miracle.

Bref, le vendredi 5 avril, à 20 heures, à la Foire du livre, au lieu-dit Scène des Savoirs, comme un personnage de roman qui a reçu une lettre anonyme le conviant à un rendez-vous inquiétant mais prometteur, je serai là, prêt à parler de L’amour, cœur du roman et peut-être, aux huit coups de notre horloge interne, quelqu’un, viendra…

Heures creuses

Elle me disait, à sa manière séduisante et inimitable, la bouche tordue pour sourire, que je ne mangeais jamais rien et qu’en somme j’étais un ascète. Je la laissais dire. Il n’y avait pas moyen de se tromper davantage. Mais à quoi bon démentir ? J’avais l’habitude. Le simple fait d’avoir des horaires décalés, de manger à contre-temps, suffisait pour entretenir le malentendu.

La vérité est que j’étais plus gourmand que n’importe qui, et même plus goinfre, mais seulement une fois par jour. Ceux qui ne me connaissaient qu’entre le lever du jour et la tombée de la nuit ne m’ont jamais vu manger. On se croisait aux heures pleines, on partageait une réunion qui se terminait par un lunch auquel je n’assistais pas. Ensuite chacun était repris par ses affaires, par ses obligations plus ou moins fictives, jusqu’au dernier moment, celui de rentrer chez soi en urgence, surtout les femmes, pour qui une deuxième journée de travail à domicile commençait. Moi, pendant ce temps-là, j’étais dans ma chambre, étendu sur mon lit, à lire ou à écrire, et si j’avais l’estomac vide, le corps absent, personne n’en savait rien. Je flottais dans une sorte de jouissance désincarnée.

À partir de sept heures, rarement plus tôt, mes intestins gargouillaient et je me mettais à penser sérieusement au menu du soir. Je me détachais des choses invisibles, j’allais faire des courses, ou rôder devant les placards, répondant encore au téléphone, tapant encore quelques notes rapides, debout, mais en pleine phase d’atterrissage, tendu, hésitant, jusqu’au moment où je me trouvais attablé devant une assiette pleine, et où après une première gorgée de vin, je sentais la paix revenir. Ainsi, il y avait deux heures par jour où je m’intéressais plus à la nourriture qu’à mes autres besoins. Le reste du temps je ne m’en souciais pas.

J’aimais bien aussi, de temps à autre, sauter plusieurs repas de suite, c’est-à-dire plusieurs dîners. Peu manger, ne pas manger, ne rien manger du tout, m’a toujours réussi. Souvent même, le jeûne me tirait d’un embarras insoluble. Il me suffisait de rester soixante-dix ou quatre-vingts heures sans rien prendre que du café et de l’eau pour que la fatigue, le doute, la menace, l’abandon perdent leur caractère dangereux, et peu à peu, s’effacent. Rendu plus vif par le manque, je reprenais mes forces et mon unité.

J’avais mis longtemps à arriver à ce beau résultat. La soumission aux repas, aux heures de table, est une des dépendances les plus fortes et les plus vaines qui soient. Ce n’est pas l’ennui des heures perdues, ni les nourritures qu’on ingère sans en avoir envie, qui sont un problème. C’est la déconstruction des journées au profit de rituels sans intérêt.

Ne faire qu’un repas par jour, sauf exception, présente une multitude d’avantages : vous débarrasser des contraintes quotidiennes de l’alimentation réglée, vous garder en alerte tout au long de la journée, réduire les soins de la vaisselle et du rangement, limiter les risques de surpoids, et même vous faire faire de substantielles économies. Et en même temps, si l’unique prise d’aliments se situe en fin de journée, ce régime ne nuit en rien à votre vie sociale, car la plupart des repas partagés ont lieu le soir. C’est à ce moment que vous laissez pointer le bout de l’oreille, car les autres convives vous voient dévorer sans modération. Certains remarquent en riant : On dirait quelqu’un qui n’a plus mangé depuis la veille ! C’est exactement cela.

Avec Marta, je me trahissais davantage, car seule dans son genre, elle me retrouvait autour de midi. Elle me rendait visite durant son temps de pause, elle n’était libre qu’alors, car le soir, son mari venait la chercher à la sortie des bureaux. Après de rapides et douces effusions, je lui préparais des œufs ou des pâtes, qu’elle mangeait sur la petite table, pendant que je buvais du café. J’avais parfois prétendu avoir pris un solide petit-déjeuner et être rassasié, mais je ne pouvais pas refaire le coup chaque fois. J’avais essayé aussi de dire à Marta que nos étreintes suffisaient à me nourrir, mais elle, qui après l’amour témoignait d’un solide coup de fourchette, demeurait sceptique sur ce point. En sorte qu’elle a cru avoir dans sa vie, peu de temps d’ailleurs, une sorte de derviche tourneur. J’aurais pu la détromper. Mais il n’y a pas de liberté sans secrets.

Car pendant ces heures merveilleuses où je n’avais rien dans le ventre et où la faim n’était pas encore venue me tourmenter, je ne me contentais pas de lire ou d’écrire, ni même de recevoir de ces courtes visites qui laissent le lit défait et la cuisine à ranger. J’avais aussi le loisir d’enfiler une tenue sombre et de porter mes pas dans des quartiers éloignés, dans des lieux inconnus.

Là, souvent, quelle que soit l’heure, les odeurs de viande grillée, les terrasses aux consommateurs penchés par-dessus leur téléphone sur des soucoupes pleines d’olives ou de spéculoos, les vitrines des traiteurs et des fromagers, réveillaient en moi le souvenir d’une ancienne coutume animale. Mais j’en avais vu d’autres. Et j’avançais dans les rues comme un plongeur qui remonte à la surface, qui gagne le rivage et fait quelques pas à l’air libre, un peu ivre de sensations oubliées. J’avais le sentiment d’être enfin sorti de ma gangue et de me rapprocher, sans effort, d’une sorte de nudité idéale.

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Autocollant

Je connais un chroniqueur, un homme au cœur double. Il tient le monde qui l’entoure dans son petit carnet. Son champ d’action se déplace avec lui, sans cesse en mouvement. Il écrit sur ses genoux, sur des rebords de fenêtres. C’est un auteur réaliste, le dernier du genre. Il ne raconte pas des histoires. Il n’explore pas les arrière-pensées. Il capte le rythme du visible.

Les yeux, les mines, les visages, les corps lourds, les jambes lentes, les bras tatoués, les musiques qui sortent des façades et des lobes, les raclements, les stridences, les odeurs, les bariolages vestimentaires, les modes, les tabous, les paroles, les hachures, les voix, surtout les voix, sont saisis dans leur éclair. Il les met en résonnance avec son souflle intérieur et de ce contraste, tire le sens, la durée.

Je le croise de temps à autre ; le hasard n’y joue pas un grand rôle, car nous hantons les même lieux, les mêmes cafés grand ouverts. Par la vitre, intérieur/extérieur, un coup d’œil suffit. Lui est facile à reconnaître. Mince, dur, tendu, alerte, souriant, très souriant. Il est barbu, la nuque rasée, porte une casquette de cheminot, plusieurs couches de vêtures avec une sorte de je m’en fichisme élégant. Il est concentré et se déconcentre en m’apercevant.

Il entre. Il vient perdre un quart d’heure avec moi, sans regarder sa montre. Je ne m’y laisse pas prendre. Il est en mission. Mais l’apparence du loisir est un de ses dons. Je distingue les yeux sous la visière, l’esprit sous la coque du front. C’est un tueur, avec son carnet de carnage, mais cette arme n’est pas pour moi. Plutôt traque-t-il le gibier ordinaire des tramways, des terrasses, des trottoirs, des escaliers roulants, au sortir des métros, dans les rues détruites, sur les carrefours saccagés.

Ce qu’il en tire jaillit, à intervalles réguliers de sniper, sur son blog en ligne, et chaque fois, c’est un petit choc. Il y a des gars qui sont sur leurs vélos-cargos rutilants, le truc à quinze mille euros, et ils pédalent avec un drapeau palestinien étalé devant eux. Qui a écrit cela ? Tout le monde l’a vu. C’est si simple. Il suffit d’écrire ce que l’on voit, même sans commentaires, et les choses cristallisent. Mais pour écrire il faut rester éveillé, et personne ne l’est, autant dire personne. Les gens dorment debout, errant dans un monde fictif, composé pour eux, le même pour tous.

Chroniqueur : un métier sans avenir. Voir ce qui est visible. Frapper les mirages en plein vol. Ranimer les feux un par un. C’est une sorte de légende.

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Out of focus

Réserver les plaisirs secrets pour les moments creux de la vie. Quand on aime, quand on est en phase créatrice, on n’a pas besoin de ces points de rupture. L’instant présent suffit. Mais l’amour est rare, la création est rare, et la plupart des flèches sont perdues. On est livré au regard d’autrui, toujours instable ou malveillant. C’est pour cela qu’il ne sert à rien de rester sur le devant des lignes. C’est pour cela que j’aime me cacher, n’être là pour personne. C’est pour cela que j’éprouve une jouissance un peu folle à être absent à volonté.

Le refus des obligations, des devoirs fixes, des lectures dirigées, des meutes, des pouvoirs, n’a rien d’une chevalerie. C’est juste un instinct de survie, avec un goût très vif pour les maquis. L’École Buissonnière est la seule école dont j’ai tiré un enseignement utile : je continue à la fréquenter assidûment. J’aime n’avoir d’autres programmes que ceux qui ne figurent sur aucun agenda. Je n’ai besoin que d’un peu de mémoire ou de trêve pour savoir qui je vais voir, qui je vais fuir, qui je vais servir, qui je vais aimer, qui je vais lire ou écouter ; et tout cela, dans mon esprit, est sur le même plan.

Pour obtenir cette jouissance par l’absence, j’ai mes ruses. J’aime les cafés et les musées quand ils n’attirent pas grand-monde, et les plus démunis sont les plus charmants : il s’agit, non pas de boire de bonnes choses, ni de voir de belles œuvres, dont je me passe, mais d’être à l’écart et commodément installé dans un angle mort, en attendant tout ou rien.

À coup sûr, c’est dans la solitude que se prennent toutes les décisions sages et tous les sauts dans le vide. Les vraies, les urgentes : pas celles qui engagent la vie ou la mort, pures idées générales. Qu’ai-je à faire de la destruction des corps, s’il ne s’agit que de moi ? Vivre et mourir sont des variables indépendantes, les réunir en pensée est vain. Les décisions à prendre sont toujours concrètes : choix d’un logement, tentation amoureuse, exercice d’un métier, pari sur la santé et l’avenir matériel, questions d’argent, mode d’existence, courage public en attendant la guerre. Le reste, quel reste ? appartient aux religions du salut.

Bien sûr qu’avec des partis pris pareils, on est assuré d’être toute sa vie sans aucun pouvoir. C’est ce que je demande. N’être pas mêlé au jeu social, avec ses gloires mortifères et ses fonctions interchangeables, est une sorte d’ascèse, et le bonheur en dépend. Soit j’écris, soit je manque. Métronome qui ne s’arrête jamais.

Éviter les principales formes de pouvoir et considérer sa liberté comme une morale qu’on doit à tous et pas seulement à soi, rend disponible et décevant à la fois. Car le seul dieu qui compte n’a pas de visage. Ce n’est ni le siècle, ni le monde, ni l’État, ni la collectivité, ni la planète, ni même le destin de l’espèce, qui se joue dans le temps parallèle. Le seul dieu est la lampe qui éclaire les ténèbres, l’esprit qui jamais ne nie, la présence, à tout moment, entre les lignes, de plus grand que soi. Il y a un étroit passage, dans les interstices de la muraille du temps. De l’autre côté, brille, par éclairs, quelque chose d’immense, d’inaccessible, vers quoi je tends.

© Luc Dellisse 2024. Tous droits réservés

Des deux mains

En somme, les choses sont claires. J’aime aimer. Autant que les objets de mon amour, compte l’acte d’amour en soi. La conscience de l’intensité, de la durée sensible de l’instant amoureux, lève en moi des forces de bonheur que je ne trouve pas dans la contemplation, dans la consommation, ni dans l’universalité. L’amour de l’amour est le moteur de ma vie. Il réunit deux individus à la fois et en même temps : l’être qui aime, l’être aimé.

L’amour d’ailleurs n’est pas une passion simple. Il est à double détente : aimer et être heureux d’aimer. Par ce ressort, ce mouvement spirale, je sors de mes cercles intérieurs, j’entrevois un sens au monde visible. Je donne un nom à mes fusées : un nom de femme, un nom d’écrivain, un nom de pays ou de mer, un nom d’ami encore inconnu. Je n’aime pas les œuvres sans leur auteur, je n’aime pas les visages sans les voix. J’aime les rencontres mêlées à la voix off de ces rencontres. J’aime le dieu dans ses créatures. La solitude n’existe plus, sauf par une promesse assez lointaine, assez floue : pour mourir je serai seul.

Sur cette passion-là, j’ai réglé mon tempo. J’éprouve, à chaque moment où l’amour revient sous ses masques divers, le surgissement d’un sang nouveau, toujours le même, dans mes circuits, et j’existe, non parce que quelqu’un ou quelque chose est aimé, mais parce que l’amour est une fin en soi.

Bien sûr, l’état amoureux n’est pas un métier très stable. La plupart du temps, je suis au chômage, et je bricole en attendant des temps meilleurs. Je fais semblant d’être professeur, je fais semblant d’être voyageur, que sais-je ? Je nage lentement, en cherchant le rivage des yeux. D’où viendra ce vent du large, qui soufflera en moi à nouveau ? D’un livre renversant. D’un paysage en feu. D’un ami inattendu. D’une tendresse inespérée. Un jour, bientôt peut-être, reviendra le flux. 

Je me souviens qu’à la fin du siècle dernier, je lisais le théâtre complet de Marivaux, et j’avais dans ma vie quelqu’un d’un peu fuyante, d’un peu dédaigneuse, nommée Maryvonne, qui me plaisait beaucoup, et que je ne demandais qu’à aimer, pour le plaisir d’aimer plus que pour elle-même, je l’avoue, et ces deux épisodes, lire Marivaux, aimer Maryvonne, se mêlaient dans mon esprit du jour, et j’avais surnommé  Maryvonne : Marivaux, le glissement était tout simple, et en me mettant au lit avec Marivaux, que je tenais à deux mains, je me sentais parfaitement heureux.

© Luc Dellisse 2024. Tous droits réservés

Laisser venir

Le plus souvent, la route à suivre est sans mystère. Il n’y a pas à réfléchir si longuement pour décider d’un voyage, d’un métier, d’un amour, d’une maison. Tout ce qui compte m’a toujours paru évident, y compris la façon de m’en passer. Je suis fou, sans doute. J’engage ma vie sur des jugements rapides et sans retour.

Il y a quelque chose d’animal en moi – d’animal qui suit les odeurs et le vent. Je cède à mes caprices. Je vais là où une certaine gourmandise, déguisée en curiosité, me mène. Cela ne saute pas aux yeux parce que la plupart de ces caprices sont modérés, en sorte qu’ils peuvent passer pour raisonnables. Ils ne le sont pas. Je prends mes décisions à l’aveuglette. Je ne crois pas au bénéfice de la réflexion prolongée.

Chez moi, lire et écrire ne sont pas des activités studieuses. Je lis comme on mange, j’écris comme on nage dans la mer. Rien de très cérébral. Ce sont mes fonctions naturelles.

La seule condition fondamentale pour aller à sa guise est la santé. Être en bonne santé est la clé universelle. Il n’y a jamais eu d’autre ressort dans ma vie intérieure et mon métier d’écrivain que d’avoir un corps docile et plein d’allant. J’ai de la chance : beaucoup de choses m’ont manqué, mais la santé m’a été fidèle. Ainsi j’ai suivi mon instinct, je me suis frotté à l’écorce des choses et j’ai raté mes rendez-vous avec la grande histoire, ivre de mes idées, ivre de mon sang.

Aussi bien je crois que vivre en se fiant à ses caprices est une autre manière d’agir sagement. Chacun sa forme de salut. Se contraindre à prendre des chemins vérifiés, à adopter les catégories éprouvées, à se conformer aux normes, aux mœurs et aux morales du moment, ne mène pas plus loin qu’agir sur des coups de tête, c’est-à- dire sur des coups de cœur.

Souvent, le mode d’emploi officiel est un appel au renoncement de soi. C’est reculer, régresser, se tasser, au profit d’un ordre étranger à sa vie. C’est adhérer à ce qui profite de votre perte. Comment s’y fier ? Il n’y a d’intérêt à suivre une pente collective que si elle vous mène à un but inaccessible autrement.

Ce qu’on appelle bizarrerie ou caprice n’est sans doute rien d’autre que le sens du bonheur. Il se distingue en tous points des lubies et des frivolités, qui sont des habitudes apprises et confondues avec des choix, comme la mode vestimentaire et la transparence des réseaux sociaux, ou les sectes, ou les idéologies, qui peuvent vous détruire, qui visent à le faire, puisqu’elles sont dictées par les lois de la meute et ne présentent aucun avantage positif, sauf subliminal.

Tout de même, à suivre ainsi son supposé instinct, on se retrouve assez seul, assez pauvre, sans réseau, sans soutiens véritables. C’est le prix à payer pour être libre, non pas à tout moment (personne n’est libre à temps plein), mais quand vient l’instant du choix. On choisit en se faisant confiance, rien d’autre. Chemin faisant on découvre un autre mystère, plus profond. C’est que l’amour n’est pas interdit pour autant, qu’il surgit là où il n’y avait rien à attendre et qu’il donne à votre corps sans âme la transcendance qui lui manquait.

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