Je l’avais trouvée, en rentrant chez moi, dans la vieille turne, tout en haut, 7e étage, rue du Cherche-Midi. Elle hésitait, se demandant quoi voler. Il n’y avait pas grand-chose. Elle a bien vu que je n’étais pas fâché, pas inquiet. Rien en elle ne faisait peur. Elle était petite, ronde, blonde, avec un sourire narquois qui mangeait sa bouche : tout à fait mon genre. Je lui ai suggéré de filer en vitesse, car je n’avais rien vu. Elle a haussé les épaules, gentiment, s’est assise sur le coin du lit, m’a demandé si j’avais des cigarettes. Je n’en avais pas. On est redescendu tous les deux, au tabac tout proche, rue Saint-Placide ; c’est comme cela que tout a commencé.
Elle pensait que j’avais une tête d’honnête homme, et quand elle a su que j’étais scénariste, elle a paru ravie. C’était juste ce qu’il fallait. Je lui ai acheté des cigarettes. Elle en a alllumé une aussitôt. C’est une histoire ancienne. On fumait encore dans les cafés. Elle n’a pas proposé qu’on s’associe ; cela, c’est venu par la suite. Elle a juste demandé que je fasse le guet à sa prochaine visite domiciliaire, prévue ce même jour à midi. Elle avait une adresse. Les adresses de maisons fragiles se refilaient comme des tickets de métro, entre amis.
Ça s’est passé à merveille. J’ai admiré sa façon de faire sauter la serrure d’un appartement haussmannien, avec une lame modulable, sans peur de faire du bruit. Elle était sûre de son coup. La vieille dame qui vivait là déjeunait tous les jours chez sa sœur, trois pâtés de maisons plus loin.
Je suis resté sur le palier pendant qu’elle opérait, tenant à la main trois exemplaires du même magazine, genre éternel étudiant à petites combines, mais personne ne m’a rien demandé. De temps en temps, je me baissais pour renouer mon lacet, toujours le même, et j’entendais par la porte entrebâillée un léger remuement de tiroirs.
Ce premier casse réussi m’a rendu heureux jusqu’au soir. Pourtant elle m’avait prévenu d’emblée que je ne devais pas me faire d’illusion, elle avait un mec, moi j’étais juste son complice, et encore complice c’était un grand mot. Nous n’avons donc jamais été amants, et quand nous dormions ensemble, c’était juste par épuisement, par détente, après un cambriolage, ou une tentative de cambriolage, car une fois sur deux, la serrure résistait.
Cela a duré, cette période d’expédients amoureux, quoi ? pas tout à fait un mois. Ma carrière de cambrioleur amateur n’a jamais eu le temps de prendre son essor. Amateur fus-je, et suis resté.
Notre association a pris fin à cause ma seule initiative en la matière. J’avais repéré une cordonnerie-serrurerie bien achalandée, à deux pas du Bon Marché, et par association d’idées, le mot serrure faisant déclic, j’avais proposé qu’on aille visiter la caisse, en entrant par la verrière du toit, qui donnait sur l’arrière-boutique, laquelle jouxtait le mur des toilettes de notre restaurant favori. Nous étions des voleurs de quartier, comme on voit.
Elle, ma maîtresse en toutes choses, se débrouillait assez bien avec les alarmes ordinaires ; mais elle n’était pas au niveau des derniers progrès de l’électronique. Tandis que nous retrouvions la rue par des moyens précipités, poursuivis par une terrible stridence, elle s’est ouvert la paume et ne me l’a jamais pardonné.
Nous avons failli nous faire prendre. On nous avait remarqués gagnant à tour de rôle les toilettes. La direction avait été frapper à la porte des hommes, puis des femmes et nous n’y étions pas. Ensuite, tout s’est détraqué, de proche en proche. L’aventure a tourné court.
Je m’en suis remis. J’avais un roman en train, un mariage en vue. Elle, c’était différent. C’était son métier de voler en entrant par les toits et de vivre toujours entre deux abîmes. C’était son métier, pas le mien.
J’ai été convoqué par la police. Après une nuit de réflexion, j’ai décidé de m’y rendre. J’ai fait une déposition d’innocence. L’homme en face de moi fumait devant un panneau d’interdiction de fumer et il m’a ri au nez quand je lui ai fourni mon alibi supposé. À l’époque je n’avais encore publié aucun livre et la seule chose qui me distinguait d’un voyou de bas étage est que je n’appartenais à aucun clan, aucune meute, et que les criminels solitaires n’existaient presque plus.
Il m’a dit de rester à disposition ; qu’on se reverrait. Je suis sorti en frissonnant. La lumière et la chaleur du trottoir me faisaient l’effet d’un venin.
J’étais un tireur à la courte paille. Je l’avais tirée toute ma vie avec bonheur, et à présent, la chance semblait tourner : le brin que je tenais entre les doigts était terriblement court.
J’ai essayé d’expliquer à ma voleuse qu’il fallait nous tenir à carreaux mais elle m’a répondu avec un sourire plein de dédain que ce n’est pas moi qui allais la faire vivre. Elle trouverait quelqu’un d’autre.
Si nous ne pouvions être ni amants ni complices, il valait mieux rien. Nous n’étions pas faits pour une vie honnête, encore moins pour l’amitié.
Il y a donc eu cette fin de partie – et la retraite, et la prudence et la rupture. Elles se sont succédé à toute vitesse.
Une minute et j’étais dans la rue. Je suis passé près de son scooter enchaîné à une grille. Je lui ai flatté l’encolure en passant. Fringant destrier. Nous avions filé comme le vent. Nous avions connu le salut dans la fuite. Adieu. Adieu.
© Luc Dellisse 2024. Tous droits réservés