Bascule

Un jour, sans doute très proche, la vie des hommes ne sera plus régie par la raison des hommes, ni par leur folie : mais par la folie des machines.

Le processus en cours a été soigneusement préparé.

Nous avons assisté à l’évacuation progressive de la nature au profit de l’ordre humain. Bien que cet ordre génère des grands désordres, nous avons jugé que les progrès, en médecine, en savoir, en mobilité, en plaisir, en confort, en longévité, valaient les mutilations de notre planète, et peut-être sa mise à mort. Ce n’était pas un jugement raisonnable, mais c’était une attitude stoïque : puisque après tout, nous n’y pouvions rien.

Nous voyons se mettre en place des bouleversements inouïs et croissants dans l’état et la forme de nos sociétés.

L’interchangeabilité des cultures, les invasions barbares issues d’idéologies délirantes, la généralisation du clonage humain, et le commerce généralisé, où l’eau, l’air, la liberté, l’amour, la vie, le sang deviennent des marchandises comme les autres : tout cela, qui va sans dire, et qui aura lieu, laisse entrevoir la grande marche à l’envers du progrès humain.

Nous voilà à présent confrontés au grand-œuvre et il est dirigé contre nous. L’intelligence artificielle est en train d’atteindre son point de transmutation. Elle sera bientôt trop puissante pour être maîtrisée par autre chose qu’elle-même, et l’intelligence humaine lui sera accessoire ou soumise. Cette mutation nous renvoie à terme, à court terme, à l’animalité, dont l’invention de l’intelligence nous avait en quelque sorte délivrés.

Le terme « Singularité », d’un usage paresseux, rend très mal compte, sauf à titre diachronique, de ce changement de réalité : on comprend d’où il sort, non ce qu’il désigne d’irréductible. L’invention de l’écriture, la fortune du christianisme, l’usage des machines à vapeur, le calcul intégral, les expériences atomiques sur sujets réels, l’expédition sur la lune, la généralisation d’internet étaient aussi des singularités. Mettre un S majuscule à l’une d’elles ne permet pas de franchir le seuil.

Ce phénomène à peine futur sera un retournement complet de l’aventure humaine. Parler à son propos de Bascule serait peut-être plus approprié.

Son alibi est qu’elle ne nous délivrera pas seulement du travail de la maîtrise du monde, de l’usage direct des choses de l’esprit, mais qu’elle ira plus loin : qu’elle pourrait aussi nous délivrer de la mort.

Si vaincre la mort implique une fusion de l’homme et de la machine, on peut se demander si la vie éternelle qui nous est promise correspond bien à une vie rêvée. Je me souviens que la Sybille de Cumes, frappée d’éternité, demandait comme une faveur de mourir.

Dans un univers entièrement basculé, le cauchemar aussi peut être sans fin.