Belinda

Du temps que je vivais seul et que je voyageais beaucoup, je n’avais que des amours de voyage. Quand je rentrais chez moi, personne. J’étais content de retrouver l’appartement désert, de n’avoir pas besoin de parler, marchant dans des pièces vides, dormant à toute heure, prenant mes repas en lisant.

Quand même, à chacun de mes retours, j’aimais que ma tanière soit propre, pimpante.  Le charme ne jouait pas si j’étais accueilli par un désordre de vaisselle, un amas de papiers et de serviettes jetées en catastrophe pour ne pas rater l’avion ou le train. Par l’entremise de la concierge, j’avais trouvé une gouvernante, une fée diligente qui veillait sur mon logement en mon absence, faisait le ménage, la lessive, les courses et me laissait ses instructions, sur la console de l’entrée, à l’encre bleue.

Souvent, il y avait des fleurs dans le vase, une coupe pleine de fruits de saison, de la bière glacée au frigo. Toujours, les draps étaient frais, les toilettes immaculées, et les rares lettres que je recevais posées sur mon bureau.  L’air était pur, presque alpestre. La réserve de café, pleine de dosettes plus précieuses que des pièces d’or. Je bénissais Belinda.

Je l’appelais Belinda, mais je ne l’avais jamais vue. C’est le nom que m’avait donné la concierge, mais je n’avais jamais entendu sa voix. Elle avait la clé. Il y avait une enveloppe avec de l’argent liquide. Elle prenait ce qu’il lui fallait et glissait en retour les tickets de courses et le décompte de ses heures. Tout se passait dans l’invisible, par un échange de civilités signées de nos seules initiales.  « Il faudra appeler le plombier pour la chasse d’eau. Voilà sa carte. B ». « Les pêches étaient mûres à point. Merci. Laissez les stores ouverts pour les plantes. L ».

Par la concierge, elle connaissait les dates de mes absences, et n’officiait que quand je n’étais pas là. Tout était prêt à mon retour. Une fois rentré, je m’occupais moi-même des courses, du linge, et tant bien que mal, de l’entretien des points d’eau. C’était paradoxal, cette intendance en deux temps, mais ça s’était décidé comme ça à l’origine et ça continuait.

Un après-midi, en revenant d’un séjour de repérage au Luxembourg – je baignais encore dans une sorte d’ennui lunaire – traînant mon sac-cabine sur le seuil de l’immeuble, j’ai croisé une belle jeune femme rayonnante, aux cheveux en torsades d’or roux, une véritable princesse vénitienne, qui devant mon air fasciné, m’a décoché un grand sourire. Rien qu’à la sentir s’éloigner, dans sa splendeur, j’étais prêt à planter là mon bagage, à la suivre sous les arbres de ma rue. Mais bon, suivre une inconnue, ce n’était pas à l’ordre du jour.  La vie continuait.

J’ai sonné chez la concierge pour lui dire que j’étais rentré et lui offrir un cake glacé aux clous de girofle, délice local de Mondorf-les-Bains.  La concierge était une Espagnole entre deux âges, très vive:

  • Vous l’avez vue ? Vous l’avez vue ?
  • Qui ?
  • Belinda ! Elle sort d’ici à l’instant !

Me lancer à la poursuite de l’inconnue ? C’était sans doute la seule chose à faire. Mais la paresse, la politesse et la pudeur m’ont retenu. J’ai hoché la tête. J’ai traîné mon sac sans forme dans l’escalier. J’ai manœuvré la serrure.

Il y avait un léger parfum moelleux dans le hall d’entrée, une présence enivrante et subtile, qui a lutté un instant contre l’odeur d’encaustique et de canard WC, avant de s’évanouir.

L’effet splendeur

J’ai su ce qu’était l’absence en m’asseyant au milieu d’une plage vide et en regardant avec effroi la mer fouettée, arrachée à son axe. A quatre heures de l’après-midi, en cette journée de début d’automne, elle était presque noire.

Il aurait fallu toute la clarté du bonheur pour se sentir en vie. Les portes du temps s’étaient refermées. Je venais de perdre une femme que j’aimais. Elle était partie en disant qu’elle ne m’aimait pas assez pour me suivre dans mes chimères.

J’étais là, seul, transi, presque nauséeux, serrant entre mes doigts le carnet dans lequel il n’y avait que quelques griffonnages illisibles (d’ailleurs j’avais perdu mon stylo préféré, englouti dans le sable), quand la plage a basculé, entraînant le ciel et la mer.

Autour de moi, et en moi, il n’y avait plus l’océan, ni ma vie cassée, ni l’automne mais un flux de chaleur et de promesses que j’ai mis quelques instants à identifier

Le point magnétique, dans cette ondulation du monde, était une petite plate-forme, sur ma droite, attenant à une villa à demi en ruines. Comment avait-elle pu m’échapper ? Sur un socle de pierres presque noires se dressait une longue forme bleue, une statue à la manière antique : déhanchée, dodue, souriante et naïve, le geste court, la main levée, le doigt posé sur la lèvre inférieure, dans un frisson de silence. J’ai reconnu Harpocrate.

C’était l’enfant à chevelure ondulée, la nudité paisible au milieu des arbres secs, des colonnes brisées, des silhouettes pleines de désir et de ruse qui fuyaient la lumière. Et c’était moi, faible et distrait, hanté par cette aventure qui finissait mal.

Je me suis dirigé en quinconce, comme un crabe, vers le grillage délabré et rouillé, sur lequel flottait une petite plaque métallique qui avait dû porter la mention : A vendre.

Tant bien que mal, la main enroulée dans une manche de mon pull, j’ai arraché les anneaux du grillage et je me suis faufilé. Je n’étais pas le premier à entrer dans cette zone protégée : d’autres avant moi étaient venus, et ils avaient fumé, bu, déféqué. Mais à présent l’île était déserte. Un grand calme régnait, et pourtant la mer, et le vent, et le soir continuaient à monter. J’ai rejoint la statue.

Les jambes ployées, le torse décalé, le menton levé, le dieu-enfant désignait sa bouche, comme pour indiquer l’endroit du baiser. Ce geste était d’une tendresse déchirante. Quelqu’un, trois mois plus tôt, dans un ascenseur, avait eu le même, et tandis nous nous enfoncions dans la masse de l’hôtel, je m’étais penché sur elle, et j’avais connu son goût.

Le soleil, le dernier rayon de soleil de cette journée atlantique, frappait la surface de la statue et la faisait pâlir. J’ai entendu le fracas de l’ascenseur, j’ai senti la chaleur d’un être vivant. Une saveur perdue montait du sable. Une mouette a crié.

J’ai eu une bouffée de bonheur en comprenant que la partie était toujours en cours, et que le passé et l’avenir venaient de se fracasser dans le présent.

Je me suis mis à courir en direction de la route et de l’arrêt de bus, à travers les haies, mon pull noué autour du cou pour échapper au froid de la vie éternelle.

 

Le petit dieu du téléphone

Si je cherche un lien entre l’amour et la poésie, j’en trouve un, tout de suite : le téléphone. Il a toujours sonné au bon moment. Tout prenait naissance juste avant ou juste après un appel. C’était le déclencheur intégral.

Au début, je ne voyais pas le rapport. J’aimais. J’écrivais. Les téléphones étaient des objets utilitaires. Trois variables indépendantes. J’ai fini par comprendre le jeu secret.

J’avais remarqué que la présence de la mer, le vent du Nord et surtout, une grande mobilité sentimentale, étaient de nature à ramener l’écriture au-devant de moi. Il était curieux de noter que le fait d’être heureux ou malheureux en amour avait moins d’importance que les saillies du téléphone au fil de mes histoires de cœur : cet appareil domestique devenait le cristallisateur de l’intensité magique que j’aimais.

Je savais toujours quand il allait sonner et on peut dire que la poésie naissait des ondulations de cet appel et de cette voix que je n’avais pas encore entendue. J’écrivais un poème, ou plusieurs, je me demandais vaguement d’où cela venait. Sonnerie. Je décrochais le téléphone sur la commode ou dans la poche de mon imperméable trempé et soudain, c’était là, entièrement là. Le poème était né du souvenir de l’amour qui n’existait pas encore, du rendez-vous qui ne serait pris que plus tard.

Les premiers appareils qui ont sonné pour moi avaient l’air de gros scarabées : pesants, tapis, sournois, d’une brutale noirceur animale, portant sur leur carapace en bakélite une fine crête dorsale. Puis sont venus les téléphones mobiles, avec ou sans antenne, qu’on trimbalait d’une pièce à l’autre en veillant à ne pas trop s’éloigner du bloc central. Les téléphones portables apparus plus tard sur le marché fonctionnaient selon leur bon plaisir ; il ne fallait pas leur demander une captation dans le désert. Et en outre ils ne servaient qu’à appeler et à entendre, ce qui paraît archaïque, mais qui était charmant, car ce qu’on entendait, c’était de douces voix. Ils ressemblaient beaucoup à des livres de poche, en plus gros et en plus lourds ; on pouvait les porter sur soi, bien sûr, mais ils ne se laissaient jamais oublier. Leur poids vous tirait vers le fond.

Les appareils courants modernes, plats et sans écorce, se glissent entre deux pages et veillent sur le texte endormi. Ils parlent moins souvent. Ils textent plus souvent. Mais c’est toujours un appel en puissance. Un téléphone n’est jamais loin de sonner.

J’ai mis longtemps à écrire des poèmes. Plus longtemps encore à les publier. Ce que j’essayais de faire me paraissait confus, le résultat inaccessible. Les conditions d’apparition de la poésie ne devaient rien à l’inspiration, mais à une expérience qui n’était ni extérieure à moi, ni complètement indépendante, et qui pouvait rester des mois, même une fois cinq ou six ans, sans refaire surface ; puis qui s’installait pour un long moment, comme si la source jaillissait à volonté ; et qui disparaissait à nouveau.

Le dispositif était parfois si simple et si violent que j’aurais pu le reproduire, si j’avais été moins perdu dans mes urgences et dans mes brumes.

Par exemple, une matinée de printemps, quelque part dans une maison vide : il y avait une relation étroite, nécessaire, entre une tache de limonade sur la nappe, les mots que j’avais dits la veille sous un porche, un chien qui aboyait chez le voisin, le souvenir d’une lecture d’enfance, la substance d’un baiser et un coup de téléphone qui allait venir et qui donnait déjà sa couleur particulière à l’appareil de bakélite posé sur le guéridon de l’entrée. Il reliait un parfum de citron et de coton rêche qui était sur les vêtements d’une passagère, dans le tram pris dix ans plus tôt pour aller à la librairie Pêle-Mêle où j’achèterais L’Histoire de ma fuite, et la jeune fille que j’aimais déjà tant serrer dans mes bras. Le présent, le passé et l’avenir prochains étaient étroitement unis par la sensation amoureuse, mais pas dans l’ordre chronologique. L’odeur citronnée et rêche surgissait après que j’avais acheté le livre, et le baiser de la veille, après la sonnerie de téléphone qui n’avait pas encore eu lieu.