Maintenant

La résistance a toujours existé. Chaque fois qu’il y a eu des gens qui voulaient organiser leur vie pour être libres et rester vivants, malgré le poids des contraintes, ils résistaient, indubitablement.  Mais ces contraintes ont fort augmenté depuis une dizaine d’années. Elles se dotent peu à peu des moyens d’exercer un contrôle absolu. La ressource habituelle des temps difficiles, qui est pour un individu d’être impénétrable et de garder ses pensées pour lui, n’est pas assurée de durer toujours. Lire dans les pensées – non pas les deviner ou en surveiller les effets, mais vraiment les lire – est à la portée de nos proches descendants. Et on peut être sûr que tout ce qui est en germe arrive, et que tout ce qui existe est assez vite utilisé.

Nous serons cent pour cent traçables d’ici vingt ans. Il ne sera plus possible de jeter nos téléphones et nos cartes à l’égout pour échapper un instant au regard. Une puce initiale, présente dans chaque corps humain, nous rendra phosphorescents pour toujours.  La modélisation de nos cerveaux prendra un peu plus de temps, mais leur numérisation est déjà à l’étude.  Ce n’est pas pour tout de suite, mais c’est pour ce siècle, le XXIe.  Comme c’est le siècle au cours duquel je mourrai, je ne le regarde pas comme une planète lointaine. Chaque jour de la vie présente fournit des previews de notre soumission. C’est un film que je n’aime pas.

Je ne crois pas que le bon sens des hommes, ou les vertus imaginaires de la démocratie, nous protègent de cet avenir si présent. Les apprentis sorciers qui gardent le monde sont prêts à céder les clés à de nouveaux propriétaires.  L’intelligence artificielle est sur le point de faire son entrée dans la cour des grands. Elle est prévue pour exercer toutes les tâches humaines, et pas seulement les subalternes ou les contraignantes. Elle est prévue pour nous seconder : mais elle a pour fonction de nous remplacer.

Tout a commencé. Nos craintes d’avenir sont à jour. Il n’y a plus de science-fiction véritable. Le prédictif et le visible montrent la même chose. Le futur est la forme accélérée du présent.

Je marche, je mange, je lis, j’écris, j’aime, je voyage, j’achète, je vends, je parle, je dors.  Comme ont toujours fait les humains, depuis la nuit des temps.  Je pense, je choisis, je trouve, j’imagine, je cache. C’est une spécialisation beaucoup plus éphémère. Tant qu’elle est en phase active, elle invente et réinvente une liberté provisoire, mais le jeu finira par casser.  C’est le jeu de la résistance, du maquis. Il est sur le fil de la réalité. Mais il fournit des ressources et des pistes. Et il donne une grande envie de s’en servir, maintenant.

 

 

Le sexe même

La fonction sexuelle est une des occupations les plus admises de l’activité humaine. Mais son modèle a beaucoup évolué, et ses raisons d’être sont en crise. Son avenir même n’est plus tout à fait certain.

Ce n’est pas, en tout cas, l’avenir de l’espèce qui fera pencher la balance. Le sexe et la reproduction, en ce début du XXIe siècle, se sont découplés. Ils s’éloignent rapidement l’un de l’autre. La fertilité est en forte baisse ? Le sida persiste ? Le coït virtuel triomphe ? Le croisement des genres pour créer la vie pose problème à l’idéologie régnante ? Aucune importance. Mettre en route des embryons à partir d’une pincée de cellules devient peu à peu plus commode que de choisir un géniteur, porter un enfant, réserver une place à la clinique, trouver un cadre familial et moral propice.

Tout est au point pour nous libérer du soin de faire nos enfants nous-mêmes, avec les moyens du bord. Cela, c’était hier, c’est encore un peu aujourd’hui, ce ne sera plus demain. Le moment se rapproche où pour mettre un enfant en route, il faudra faire approuver son dossier médical, avoir un casier judiciaire vierge, être à jour pour ses impôts, porter une puce de conformité. Mais le plus important n’est pas là.

Si l’horizon sexuel est étrangement brouillé, c’est parce que le grand mouvement égalisateur qui vise à déclasser les combinaisons de l’esprit au profit d’un QCM généralisé menace aussi la forme la plus connue et la plus convoitée de jouissance partagée.

Pendant très longtemps, durant tout le XXe siècle en tout cas, le sexe était libre et, dans les pays de tradition catholique et de climat tempéré, sans grande conséquence morale : le fait qu’on s’en explique dans la discrétion du confessionnal, puis, à partir des années soixante, qu’on ne s’en confesse plus du tout, favorisait toutes les licences. La pudeur était un métier de surface, une politesse des rapports humains.

Il paraissait établi, encore aux environs de l’an 2000, que le sexe était une affaire privée entre adultes consentants. Ce n’est plus tout à fait exact.

Le pansexualisme mécanique de l’idéologie contemporaine, qui ne cesse d’estampiller le comportement des citoyens, veut absolument nous faire revendiquer l’implicite, et nous attribuer un grade et un régiment dans l’armée des ombres. Pratiquer le sexe est devenu une activité sociale et commerciale comme une autre, où il n’y a plus de « bon plaisir », uniquement des appartenances. C’est, si on veut, le contre-emploi du désir, son usage non pour l’amour, mais pour l’image : le fantasme valorisé en lui-même, hors toute espèce de vérification.

Ainsi, la fonction moderne du sexe est de nous divertir collectivement et de nous donner à rêver des rêves sans amour. Il cesse d’être un maquis, une querencia, pour devenir une catégorie de notre CV public. Il fournit du même coup un profilage et une grille de lecture, un GPS citoyen, un repérage automatique de tout le monde par tout le monde.

Il s’agit de canaliser la subjectivité délicieuse du sexe, en lui refusant les bénéfices de l’universalité. Pastichant La Rochefoucauld, on peut dire que la sexualité est un hommage que la soumission rend à la liberté.

Avec l’argent et le sport, le sexe constitue ainsi le terrain de contrôle par excellence. Même le travail n’a pas ces vertus discrétionnaires. C’est un abonnement gratuit à un jeu vidéo. Il n’est pas sûr que cette gratuité se poursuive indéfiniment.

Le sexe dit pourtant de très grandes choses. A condition qu’il parle à mi-voix. A condition qu’il puisse se cacher, se détacher du réel. Les rendez-vous dans les catacombes, la conspiration des rêves, la fuite en Égypte, sont ses modèles, et non le coming out généralisé. Car seul le plaisir pour le plaisir, y compris le plaisir d’aimer ou de donner la vie,  a un sens : il ne dit rien, il ne prouve rien, il n’empêche rien, il ne mène nulle part. Il est juste une seconde éternelle.

 

Les mots couverts

S’il y a bien quelque chose que je n’encourage pas, c’est la propension aux aveux, faits sans autre raison que le plaisir d’avouer.

Qui avoue est d’abord coupable d’avouer, surtout si l’objet de son aveu est imaginaire (être un mauvais fils, ne pas s’investir assez dans son métier) ou insignifiant (avoir trompé son mari ou sa femme, être homosexuel). Passons.

Me méfiant de l’authenticité, n’attachant aucune valeur à l’innocence, indulgent à la luxure et à la fraude fiscale, favorable à la dissimulation chaque fois que c’est possible, et au secret dès qu’il s’agit de quelque chose d’important, j’aime les confidences, mais je méprise les confessions. Il n’est pas toujours possible d’y échapper.

Un soir, il y a longtemps, à la lisière du quartier des casernes (je crois bien que c’était à Liège), dans un bistrot aux lumières trop crues, un homme d’une quarantaine d’années m’a fait ses confidences. Je l’avais aperçu quand il était entré, taquin avec la serveuse, portant beau, pas lourd, sûr de ses charmes. J’avais détourné la tête. Je n’allais pas dans les cafés pour voir du monde, mais pour être nulle part.

Il a vu que je le regardais du coin de l’œil et il m’a choisi aussitôt. Deux collégiennes aux blonds cheveux raides, qui pianotaient sur leur appareil de contact, ont gloussé quand il les a frôlées en passant. Il s’est assis à la table voisine de la mienne. Lentement je rassemblais mes papiers. Il s’éclaircissait la voix. Il n’allait pas tarder à parler des choses du sexe et d’avance, cela me gênait. J’ai toujours regardé les rapports intimes entre hommes et femmes comme strictement privés – une sorte de secret de famille qu’on échange dans la solitude d’une chambre. Il me semble même que c’est, de la part d’un des deux membres du complot, une vraie mission d’agent infiltré. Le silence est la seule sauvegarde. Il est trop dangereux de mutualiser ses informations.

L’homme n’était pas pressé, pourtant. Je me suis remis à écrire. Je préparais une conférence que je devais donner le lendemain. Il buvait de la bière, moi aussi. C’est venu en douceur, une remarque sur le fait que j’étais gaucher, une remarque sur le pull de la serveuse. Rien. Rien, et c’était là.

Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il allait dire. Il m’avait choisi parce que je n’étais personne, et que je me trouvais là par hasard. Que j’étais un étranger, que je ne reviendrais jamais au café du Drapeau. Son ton n’était pas hésitant, mais rêveur. II avançait à mots couverts. Il m’a paru qu’il se livrait pour la première fois.

Il avait un problème avec les femmes. Il les aimait mais, comment dire ? Quelque chose l’empêchait d’aller plus loin que les premiers pas. J’ai pris la mine pleine d’innocence qui me sert dans les grandes occasions – par exemple avec un ami hospitalisée pour une intervention bénigne et à qui on va porter des macarons ; à peine deux pas dans la chambre, le cœur se serre : Ah ! le pauvre! Il est foutu » On est frappé par la vitesse de la mort. On la croyait plus loin. On sourit doucement.

Machinalement, je souriais. Mon voisin de table s’est lancé, lentement, le poing appuyé sur le front. Il semblait un peu perdu. Foutus nous sommes tous. Il n’y avait plus qu’à l’écouter me dire son secret des secrets

L’Asservissement

La fascination de l’argent n’empêche pas sa diabolisation. Au contraire.

Cette ambivalence est nécessaire pour nous faire regarder la richesse comme immorale. Bien entendu, la richesse ainsi montrée du doigt est une richesse mythologique, sans grand rapport avec l’existence ordinaire. La richesse simple, celle qui serait à notre portée, c’est l’aisance. C’est sur elle que portent les coups principaux.

La restriction croissante apportée à la richesse individuelle, et à son usage privé, est un outil politique essentiel. Notre pauvreté relative favorise la liquidation de la démocratie. Plus riches, et d’une richesse qui dépend de nous, nous échapperions à quelques-unes de nos balises. Plus pauvres, nous serions sans utilité commerciale. La pauvreté qui nous est réservée ne doit pas être excessive. Il suffit qu’elle soit sans issue.

Des salaires modestes qui choisissent pour nous nos magasins, nos produits, nos logements et nos jeux ; des revenus complémentaires qui ne laissent aucune place au superflu ; des allocations de simple survie végétale ; un taux d’imposition calculé pour ramener l’aisance à la lésine : tout cet appareil s’emploie à nous faire mener une vie encadrée qui exclut les choix véritables, même les choix strictement fonctionnels.

C’est pourquoi la dénonciation de l’argent occupe une telle place dans la vie publique. Elle permet de mettre en cause le patrimoine individuel, en paraissant cibler les fortunes scandaleuses. C’est un combat soutenu. Il est mené par la collusion des États, des banques et des groupes financiers. Il est couvert par un discours officiel sur l’injustice et l’inégalité. La nécessité à la fois « de laisser faire le marché » et de « réguler les flux », d’améliorer la vie des citoyens et de réduire les inégalités, de supprimer les paradis fiscaux et de favoriser la circulation des biens et des personnes, fournit des mots d’ordre sans signification établie, parce qu’ils sont sans réels liens de causalité.

Au cœur de telles phrases, il y a toujours un hiatus révélateur. Ainsi, la croisade contre la fraude, l’argent du crime et les paradis fiscaux est une idée que personne ne conteste. Mais elle échoue, parce qu’elle met tout sur le même plan.

Les États qui mènent la lutte contre la fraude fiscale sont déchirés. Nombre d’entre eux (et ce ne sont pas tous des îles lointaines) détiennent des parcelles de paradis fiscal, ce qui les incite à distinguer en secret la fraude et le blanchiment. Contre ce dernier, ils ne mènent pas une lutte aussi farouche que contre les bas de laine dissimulés. Car leur ennemi profond n’est pas la criminalité, mais l’indépendance.

La plupart des combats menés contre l’argent sale sont virtuels, ambigus et intermittents. Et les règles financières imposés par les instances européennes ne risquent pas de mettre en péril la grande criminalité financière, ni le recyclage de l’argent de la mafia. Elles traquent en revanche l’argent propre, la modeste fortune des petits possédants : médecins, cadres, avocats, fonctionnaires, publicistes, consultants, entrepreneurs.

Rien en réalité ne menace les inégalités véritables, ni la souveraineté des grandes fortunes. La vraie cible c’est nous, les citoyens, qui sommes tout sauf maîtres de nos vies, et qu’il faut préparer à la main-mise sur nos maigres avoirs, tout en nous persuadant qu’il s’agit d’une opération de salut public. Mais ce n’est pas la propriété qui nous asservit (ou alors, c’est un asservissement vraiment utopique). C’est la pauvreté programmée.

Il n’y a aucun équilibre, aucun progrès, aucune justice dans l’empêchement croissant à la propriété effective, auquel seule la résidence principale échappe, pour un temps. Il n’y a aucune perspective de liberté dans l’idée ingénieuse et stupide de l’allocation universelle, dont l’effet prévisible est moins de libérer les gens de la malédiction du travail que de leur interdire d’atteindre le niveau d’aisance où ils pourraient recommencer à décider par mêmes de leur mode de vie. Il est inouï de voir à quel point, dans une société, quand tout est bien en place, les bons sentiments sont des bons gardiens.

La confiscation

Tous les pouvoirs vouent un culte collectivisme. Qu’ils soient supposés de droite ou de gauche, qu’ils émanent du peuple ou d’un coup d’État, ils ont la passion du regroupement, du nivellement et du contrôle. Depuis quelque temps, ici, en Europe, la volonté de soumettre les citoyens à des valeurs fictives mais radicales a pris une forme particulièrement organisée.

C’est sur la détention et l’usage de notre argent que la pression collectiviste se fait le plus fortement sentir. Là réside l’autonomie individuelle qu’il est sérieusement question d’abolir.

Le fait que les grands groupes industriels et financiers, « plus puissants que les États », et que les très grosses fortunes, par l’usage de leurs cabinets de conseil, échappent en partie aux impôts et aux taxes, ne doit pas nous aveugler : l’immense majorité d’entre nous n’échappe à rien du tout. Les 2200 milliardaires répartis dans le monde sont des leurres. La réalité statistique est ailleurs. Elle nous concerne directement. Par paliers, la dépossession individuelle est en cours, et elle se poursuit inexorablement.

Le cœur de la cible est le droit à la propriété, et singulièrement, à la propriété financière. Tant qu’il subsiste, notre soumission sera imparfaite. On peut prédire qu’il ne survivra pas au XXIe siècle. Étape par étape, son effacement est en marche.

La possibilité de détenir des billets de banque et de l’or est en train de s’amenuiser. Celle de s‘en servir légalement a déjà presque disparu – je ne parle pas de la menue monnaie. Les taxes sur l’appartement ou sur la maison qu’on possède, la limitation aux droits de revente et de location, le prélèvement sur les prétendues plus-values, vont dans le même sens que les impositions gigognes, qui font que l’argent qu’on peut épargner, après avoir payé ses impôts et ses taxes, est retaxé sous un autre nom les années suivantes. Et nous sommes contraints de laisser le reliquat à la banque, où les intérêts positifs sont passés sous la barre de l’inflation réelle, et où les intérêts négatifs sont à l’examen.

Il était impossible de vivre sans compte en banque : à présent, nous sommes sur le point de n’avoir plus droit de posséder d’autre argent que celui qui est en banque, un argent immatériel : plus de retrait conséquent en liquide, plus de dépôt non plus d’ailleurs. La rémunération des services bancaires par le client, parce qu’il paraît que détenir notre argent coûte de l’argent, est déjà d’une pratique courante. Et l’idée commence à circuler que nous devons être financièrement solidaires d’une banque en difficulté, au prétexte que nous y serions des investisseurs : alors que nous en sommes le public captif, c’est-à-dire dire les otages.

Le combat contre de la détention individuelle de richesse guide la politique des États et l’action des possédants véritables. La disparition progressive du cash, à l’évidence programmée, fait partie de ce mouvement. Et la volonté d’établir des normes plutôt basses que hautes pour juger de ce qu’est un revenu normal et suffisant ne va pas dans le sens de la démocratie.

Collimateur

Ce que j’aimais dans le téléphone, à l’époque où les gens téléphonaient, c’était l’invisibilité. Pouvoir écouter les voix, parler à son tour, suivre le fil, sans présence de l’image, sans confrontation spatiale, me libérait de ma pesanteur et augmentait ma disponibilité d’esprit. Téléphoner, pour moi, dans une certaine mesure, c’était ne pas avoir de corps apparent, ce que j’ai toujours trouvé délicieux.

Presque plus personne ne téléphone à présent, sauf les commerciaux des opérateurs téléphoniques qui veulent vous vendre d’inutiles forfaits. C’est un côté amusant de l’affaire : ce qui constituait à l’origine les bonus d’un portable (textos, MMS, consultation de mails) est devenu son usage principal et c’est la possibilité de téléphoner qui est le bonus, presque le paradoxe. La voix a cédé la place au texte, ce qui développe la prestesse des pouces, et à l’image, favorisant le narcissisme et l’insignifiance des visions.

Je me suis méfié de Skype d’emblée ; voir et être vu en parlant relevait du pire scénario, celui des solutions qui n’ont que des inconvénients. Non seulement il fallait assumer les apparences physiques, mais c’était sous forme de fantômes, dans le flou d’une esthétique porno et dans l’inconfort de la surveillance réciproque. Le champ visuel était celui d’un œilleton de porte palière, si justement appelé Judas. Il augmentait encore, si possible, l’incongruité du regard. Dans le même temps, les avantages de la présence de l’autre étaient supprimés : on ne pouvait ni surprendre l’âme de son interlocuteur, ni voir ses coulisses privées, ni partager avec lui un lit ou un repas. L’imaginaire, si précieux pour regarder autrui, était aplati par le focus visuel. Il y a ainsi, dans la vie, des systèmes perdant-perdant : tel le drive in, où non seulement on ne choisit pas soi-même ses produits alimentaires, mais où on n’a pas non plus le bénéfice de la livraison à domicile : il faut encore se taper la route pour acheter le chat dans le sac.

Le premier ordinateur muni d’une webcam que j’ai acquis portait sur son fronton, à côté du minuscule cercle de verre, la mention : Cristal eye. Qui, me demandais-je, a envie de taper, de naviguer, de cliquer sous le feu d’un œil de cristal ? Quant à moi, je m’enferme pour écrire, fût-ce dans la salle de bains ou dans un galetas, pour échapper aux regards dissolvants. L’écriture permet d’exprimer la vie sans être là en chair et en os : aucun intérêt à être observé, durant l’opération. Cet œil vitreux braqué sur mon front me paraissait un défi au bon sens. Mais comme à l’époque, j’étais en relation suivie avec quelqu’un, à Montréal, dont le visage m’importait beaucoup, je considérais l’omniprésence potentielle du monde autour de mon modeste poste de travail comme le prix à payer pour l’amour virtuel.

Ma première tablette, un peu plus tard, avait un défaut névrotique : quand je l’ouvrais, en angle droit avec son clavier clipsable, elle me renvoyait l’image d’un gros type à lunettes en train de tapoter à deux doigts. Présence déjà agaçante si ç’avait été une figure quelconque, un fond d’écran aléatoire, mais qui passait la mesure dès lors que c’était moi. Il fallait que je franchisse une  suite de barrières gigognes pour faire disparaître l’intrus.

Montréal entre-temps avait fermé ses bureaux amoureux. Je n’avais aucun goût pour les selfies mobiles. Je ne voulais pas que mon image si plate vienne phagocyter les livres que j’écrivais, les rêves que je poursuivais. J’ai collé sur l’œil indiscret mon premier carreau de scotch noir.

Depuis lors j’ai acheté d’autres appareils, plus dociles, plus discrets. J’ai vu de nouvelles séries télé, éclairantes, The Blacklist, Homeland, où les petits malins informatiques s’introduisent dans la vision du cyclope pour observer l’internaute suspect, ou l’obsédé naïf, ou l’innocent coupable, et les murs de la chambre, et les papiers sur le bureau. La méfiance m’a pris, quand même, moi qui déteste la transparence : tous mes écrans, désormais, portent un petit bout d’adhésif bien opaque sur le front. N’importe qui peut suivre mes navigations, mais du moins, mon visage ne lui appartient pas.