Cœur de pierre

Durant les longues années où j’ai vécu en territoire étranger, sous une fausse apparence, dans un mensonge permanent, je ne me posais pas la question de savoir si c’était bien ou mal. L’obligation de passer pour ce que je n’étais pas monopolisait toutes mes facultés. Ma seule morale était de ne pas me faire démasquer et de vivre comme si de rien n’était, au milieu de gens qui ne soupçonnaient pas mon identité véritable.

Je vivais dans l’angoisse d’être percé à jour, à cause d’un aveu imprudent ou d’une preuve d’ignorance inadmissible de la part d’un citoyen ordinaire : on allait se rendre compte que je n’étais pas celui qu’on croyait. Je me rattrapais tant bien que mal. Le risque n’était pas d’être chassé ignominieusement, ni d’être envoyé dans un établissement plus ou moins carcéral. Mais d’être classé définitivement dans la catégorie des êtres dangereux et sans scrupules. Il n’est pas nécessaire d’être un espion ou un criminel en puissance pour savoir que la règle d’or, qui ne se relâche jamais un instant, est de ne pas laisser soupçonner les profondeurs de sa double vie.

Un autre risque était d’ordre intime, intérieur : je craignais, à force de jouer le jeu, de devenir un imposteur à temps plein, c’est-à-dire plus vraiment personne. Plus que tout, j’avais peur d’être inhumain. J’aspirais à être n’importe qui, un individu parmi d’autres, à éprouver des sentiments normaux et des émotions spontanées. Je ne voulais surtout pas me transformer pour toujours en ce monstrum horribilis : un garçon au cœur de pierre. En même temps, je voyais bien que c’était trop tard : j’avais déjà un cœur de pierre, tout le monde était capable d’amour, moi excepté.

Je me sentais comme un espion au long cours, comme un infiltré qui n’avait pas encore reçu ses instructions et qui devait se tenir prêt, sans avoir rien à faire de précis jusqu’au moment où viendrait l’ordre d’agir. En attendant il lui fallait tenir sa poudre au sec et ne pas se trahir. Agent dormant est le terme précis qu’on donne à ce soldat d’une guerre qui n’a pas encore commencé.

Je vivais ainsi à temps plein, en compagnie de gens ordinaires et sans malice, qui m’accueillaient dans leur maison sans se douter de rien. Ils m’apparaissaient dans toute leur fragilité. Parfois même j’avais pitié d’eux, car j’avais pour mission de les duper et ils étaient à mille lieues de s’en douter. Ils me supportaient très bien, ne me jugeaient pas. 

En un sens, cela m’étonnait. Je me mettais à leur place. Cela ne devait pas être facile pour eux d’avoir à demeure quelqu’un comme moi. Un pensionnaire assez encombrant et pas du tout convivial. Ils devaient s’habituer à le voir prendre ses aises dans la maisonnée, sans faire semblant de rien. Paraître trouver naturelles ses brusqueries, ses demi-mensonges, ses dissimulations, rire de bon cœur de ses lubies, tout en gardant un œil sur lui, discrètement.

J’admire qu’ils ne se soient jamais barricadés dans leur chambre pour la nuit. Qu’ils m’aient entendu rentrer de mes expéditions nocturnes, jeter mes chaussures sur le plancher, piller le frigo, sans me faire de reproches le lendemain. Tout au plus une allusion en passant. Leurs nerfs étaient plus solides que les miens.

Ils trouvaient grâce à mes yeux pour des raisons que je croyais mauvaises et qui étaient les meilleures : parce que la bonté était leur filigrane.

Bien sûr, ils avaient des manières un peu curieuses. Un jour, ils ont profité de mon absence pour s’introduire dans la chambre que j’occupais chez eux. Ils en ont retiré tous les livres qui ne leur paraissaient pas convenables. Ils les ont enfermés dans un coffre fermé au cadenas. Je n’ai pas osé protester. Ma position ne me paraissait pas suffisamment solide. La chasse aux sorcières avait disparu depuis longtemps, mais il y a bien des manières de dénoncer un suspect et de le mettre en position difficile, en porte-à-faux. Je me suis contenté de crocheter avec une aiguille tordue la serrure et de retirer du coffre les livres un par un.

Souvent j’essayais de me surprendre de l’extérieur, de me voir avec d’autres yeux que mes yeux habituels et j’en concluais que j’étais fou. Cela me tourmentait. Il s’agissait de repérer le point où la réalité diverge d’avec l’expérience, cesser de faire de la psychologie pour en revenir à l’action directe. Je me mettais à parler à mes hôtes d’un sujet qui pouvait leur convenir et surtout leur donner l’impression que j’étais de leur bord. Que leur monde était bien mon monde. Que leur sensibilité était la mienne. J’étais loin de me réjouir de ma duplicité. J’en éprouvais une honte extrême. A certains moments je fermais les yeux pour éviter qu’ils donnent accès à mes profondeurs.

Je ne pouvais pas imaginer, lorsque ma mission a pris fin et que je les ai quittés pour toujours, sans leur avoir fait finalement de bien ni de mal, que j’en viendrais à les regretter. Que ce regret croîtrait avec les années. Qu’ils me manqueraient à la fin des fins et que je repenserais si souvent à eux, et que je deviendrais un des leurs, à présent qu’ils sont morts, mes parents.

© Luc Dellisse 2021. Tous droits réservés

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